Les bombes continuent à pleuvoir et les tombes se creusent en Ukraine, tandis que les preuves d'exactions se font toujours plus nombreuses. Le 24 février 2022, Vladimir Poutine décide de remettre au goût du jour la guerre de haute intensité en envahissant l’Ukraine, sous couvert d’une dite « opération militaire spéciale » et de « dénazification ». Une dialectique bien éloignée de la réalité, qui rassemble toutes les caractéristiques d’une guerre : soit une violence armée collective et organisée, pour reprendre les mots de Clausewitz.
La guerre est une volonté de puissance. Dans le cas de la Russie, elle est une volonté de récupérer sa puissance perdue. Historiquement, l’Ukraine, la Russie et le Belarus, ont été fondés par la « Rus’ de Kiev » au cours du IXème siècle, avant que le territoire ne soit divisé. Une grande partie de ce que l’on connait comme l’Ukraine aujourd’hui, est intégrée à la Russie depuis 1654 par le Traité de Pereïaslav. La russification du territoire s'est intensifiée au XVIIIe siècle, lorsque de nombreux Russes se sont installés dans la région et que la Russie a décidé de limiter l'usage de la langue ukrainienne et de l'interdire dans les écoles en 1874. Cette décision conduit au renouveau d'un mouvement autonomiste ukrainien et à une lutte pour l'indépendance. Le pays trouve finalement sa souveraineté entre 1917 et 1920, avant d'être totalement intégrée à l'Union soviétique. Les déportations massives et une famine organisée, qui ont réduit la population ukrainienne de plus de 5 millions d'habitants dans les années 30, ont provoqué le retour du mouvement indépendantiste, et l'Union soviétique doit lutter jusqu'en 1956 pour l'anéantissement définitif des groupes de partisans anticommunistes.
En 1954, Khrouchtchev, lui-même d’origine ukrainienne, rattache la Crimée à l’Ukraine, à l’occasion de la commémoration de son annexion. L'Ukraine a donc une histoire indissociable avec la Russie, alors connue comme le berceau de la civilisation russe qui a participé à la fondation de la religion orthodoxe. Néanmoins, la population ukrainienne est habituée à l'occupation, et une histoire séculaire de guérilla et de résistance fait partie de l'esprit national.
Lorsque l'URSS a perdu son statut de superpuissance avec la fin de la guerre froide, l'Ukraine a été la première à déclarer son indépendance, amorçant ainsi la dislocation de l'empire soviétique. Cette décision a été confirmée par le référendum du 1er décembre 1991 : 90% des électeurs ont dit un grand « oui » à l'indépendance ukrainienne du reste de l'Union soviétique, Crimée comprise. Cette décision et la délimitation des frontières a été scellée par divers accords, tels que le Mémorandum de Budapest en 1994 qui garantissait l'intégrité territoriale de l'Ukraine, le traité d'amitié russo-ukrainien en 1997 ou les accords relatifs à la base de Sébastopol en 1997 et 2010. Après le conflit russo-géorgien de 2008, Poutine a également déclaré dans une interview que Moscou « a reconnu depuis longtemps les frontières de l'Ukraine actuelle », ajoutant que la Crimée n'est pas un « territoire contesté ».
Mais selon Zbigniew Brzezinski, la Russie sans l'Ukraine n’est plus qu’une « puissance diminuée ». Une vision partagée par de nombreux Russes, alimentant la nostalgie d'un passé glorieux que Vladimir Poutine s'emploie à restaurer depuis plus de 20 ans sur tous les plans : économie, diplomatie, technologie, géopolitique, etc.. L'invasion suivie de l'annexion illégale de la Crimée en 2014 n'était que la première étape d'un projet politique dont nous vivons la deuxième phase.
Le 21 février, après avoir accumulé pendant des mois des troupes autour de l’Ukraine, Vladimir Poutine reconnait l’indépendance des régions autonomes pro-russes du Donetsk et du Lougansk dans le Donbass, alors déjà en guerre contre l’Ukraine depuis 2014 grâce au soutien militaire russe. Les chars et les forces militaires russes s'accumulent et stationnent en masse tout du long de la frontière ukrainienne, jusqu’en Biélorussie. L’invasion se prépare, difficilement camouflée par des exercices.
Trois jours plus tard, à 5h30, Vladimir Poutine annonce officiellement le début d’une « opération militaire spéciale de paix » devant aboutir à la dénazification et à la démilitarisation du territoire ukrainien, ainsi qu'à un changement de régime. Quelques minutes après l’annonce de Moscou, des bombes s’abattent sur une large partie du territoire. A 7h, le président Ukrainien Volodymyr Zelensky décrète la loi martiale et refuse les offres d’évacuation des Etats-Unis : la guerre est lancée. Cette "opération" est totalement illégale puisque la Russie a agi sans aucun mandat des Nations Unies, mais les violations du droit international ne s'arrêtent pas là : bien que l'armée russe affirme ne pas viser les civils, des images montrent des avions de chasse Sukhoi bombardant des résidences civiles dès les premières heures de l'invasion.
Très rapidement, il apparaît que les ambitions russes étaient bien plus étendues que celles annoncées officiellement. Un article (visible ci-contre) dont la rédaction a été commencée plusieurs jours avant le début de la guerre, est diffusé par inadvertance par deux médias officiels russes : Ria Novosti et Sputknik News. Ce document affirme que la Russie rétablit sa plénitude historique en rassemblant le monde russe dans sa totalité de la Grande Russie (Russie), la Russe blanche (Biélorussie) et le Petite Russie (Ukraine), évoquant l’humiliation nationale que cette séparation avait occasionné. Il affirme que « l'Ukraine est retournée à la Russie », situation qualifiée d'«état naturel», alors que les troupes viennent à peine de franchir la frontière ukrainienne. « Quelqu'un dans les vieilles capitales européennes, à Paris et à Berlin, a-t-il sérieusement cru que Moscou renoncerait à Kiev ? » demande l’auteur. Le texte affirme même que désormais, la Russie, le Biélorussie et l'Ukraine agiraient géopolitiquement comme un tout.
Le véritable projet de Poutine était bel et bien de s’emparer de l’Ukraine dans son intégralité et sans concession afin de l'annexer, avec pour leitmotiv la réunification des soi-disant « peuples russes ». Poutine pensait que ce combat était gagné d'avance, que son armée serait bien accueillie et que les militaires ukrainiens se joindraient à leurs homologues russes pour mettre à bas le régime de Zelensky, permettant une prise de Kiev en quelques jours.
Selon tous les analystes, la bataille est perdue d'avance pour Kiev compte tenu de l'énorme différentiel entre les capacités militaires des deux armées. Dans les premiers jours de la guerre, la Russie prend le contrôle de grandes parties du territoire ukrainien, avec des assauts intenses sur quatre axes :
Mais la multiplication des fronts et le saupoudrage de moyens ne tenait pas compte des efforts faits pour améliorer l'armée ukrainienne depuis 2014 (nouveaux matériels, formations...), des capacités opérationnelles des soldats ukrainiens engagés dans le Donbass depuis des années, de l'esprit national et de la culture de résistance des Ukrainiens, de la fourniture de matériels défensifs comme les manpads ou les missiles antichars par les alliés de l'Ukraine... Cette forte résistance, inattendue et non anticipée par la Russie, obligea la Russie à adapter ses plans, et la guerre éclair qui était censée faire tomber le régime de Kiev pour remplacer Zelensky par une marionnette de Moscou s'est transformée en un long et douloureux conflit.
Passé l'assaut initial et l'effet de surprise auquel l'armée ukrainienne ne résiste que difficilement, rien ne se déroule comme prévu pour la Russie. Pire, de nombreux éléments étayent le scénario d'une invasion mal planifiée, avec un manque catastrophique d'instructions données aux officiers ou l'absence de matériels indispensables dans les premières heures d'une guerre. Parmi les nombreuses insuffisances répertoriées, la conduite des missions SEAD de destruction des défenses aériennes ukrainiennes manque des équipements de base, alors que la maîtrise du ciel ukrainien est fondamentale à la réussite des opérations ultérieures. Les avions-cibles Antonov-2 dronisés, devant imposer aux défense aériennes ukrainiennes de se découvrir, sont par exemple absents et mettront de nombreux jours avant d'être lancés sur le pays. Au sol, les soldats n'ont reçu qu'une ration alimentaire de 3 jours et certains d'entre eux emportaient même leurs uniformes de parade en direction de Kiev, s'attendant à une victoire avant la fin du mois de février. La plupart des unités ne disposaient d'ailleurs d'aucun moyen de communication sécurisé... La transparence de la situation offerte par les médias sociaux révèle aussi les graves problèmes logistiques, entraînant un manque généralisé de carburant et de nourriture sur le front nord dès le deuxième jour du conflit.
Les actions commandos conduites par les troupes d'élite et devant permettre d'ouvrir de nouveaux fronts échouent (voir notre article sur les assauts aéroportés manqués), les soldats les mieux armés et entraînés sont pris au piège comme à Irpin, alors que des milliers d'hommes et une quantité phénoménale d'équipements militaires sont perdus au vu et au su de la communauté internationale... Tous ces éléments réduisent l’avancée de l’armée russe à presque rien après les trois premiers jours de la guerre.
Après l’état de stupeur des premiers jours d’invasions, les ukrainiens se sont remis sur pied et ont lancé une mobilisation générale. Non seulement ils résistent bien mieux que prévu, mais ils ont également réussi à contrer le plan russe visant à encercler la capitale. À l'ouest, les Russes ont été repoussés à maintes reprises, restant autour d'Irpin et de Bucha et subissant de lourdes pertes, même pour les troupes d'élite. Kardyrov -le Premier ministre tchétchène- a lui-même admis que la tactique russe ne fonctionne pas et que les Ukrainiens étaient armés « jusqu'aux dents avec de nouvelles armes et munitions, une nouvelle génération d'artillerie lourde », sans parler des nombreux pièges tendus par les Ukrainiens.
La colonne destinée à l'est de Kiev a été arrêtée à Tchernihiv, à plus de 100 km de la capitale. Les armées russes du nord ont été détournées de leur progression vers le sud ou en direction le Donbass pour se diriger vers Kiev, dans le but de prendre la place de la colonne bloquée à Tchernihiv et d'encercler la ville. Cette décision a créé une très longue et minuscule ligne de ravitaillement de Sumy jusqu'à Brovary sur une route principale, à portée de l'artillerie ukrainienne. La Russie n'a jamais réussi à rassembler assez de forces pour mettre en danger la défense de Kiev.
Sur les autres lignes de front, presque rien n'a changé après les premiers jours. Les Russes ont été chassés de la ville de Kharkiv qu'ils avaient prise à la fin du mois de février et n'ont jamais réussi à l'atteindre à nouveau, ni à l'encercler. Au sud, la situation évolue un peu plus rapidement : les Russes s'emparent de la région de Kherson et atteignent Mikolaïv, sur la route d'Odessa. Le bord de la mer d'Azov est saisi dans de violents combats, et Marioupol pourrait tomber après quelques jours, pensait-on. Mais des milliers de combattants ukrainiens résistent et finissent par se replier dans l'énorme bunker construit dans le sous-sol de l'usine métallurgique Azovstal. Ils y resteront plus de deux mois, nécessitant la présence de plus de 10.000 combattants russes qui manqueront ailleurs.
Avec le début du printemps, la boue est apparue, réduisant les capacités de mouvement des Russes. Et de nombreux autres éléments confirment le sentiment initial d'impréparation russe que le temps ne corrige pas : soldats mal entraînés, absence de communication sécurisée offrant une quantité d'information incroyable aux services ukrainiens, incapacité à maîtriser le ciel, coordination insuffisante du groupe tactique du bataillon (composé d'une unité de manœuvre interarmes), faible précision des missiles guidés et manque criant de munitions guidées imposant aux avions de voler en basse altitude... L'Ukraine profite également de la structure décisionnelle russe ultra centralisée, en ciblant spécifiquement les généraux.
Après des semaines d'attente, il apparaît clairement que la Biélorussie n'attaquera pas la partie occidentale de l'Ukraine comme initialement prévu. Moins bien équipées, peu modernisées et très peu enthousiastes à l'idée de cette guerre, l'état major biélorusse réalise qu'une attaque serait encore plus douloureuse pour son armée que ce que subissent les Russes. Les forces de défense ukrainienne stationnées face à la Biélorussie sont dès lors libres de rejoindre les combats autour de la capitale. Les troupes russes positionnées à l'ouest de Kiev, déja en difficulté, ne pourront pas tenir face à ce nouvel afflux de forces, et l'ensemble de l'offensive nord est abandonnée. Le retrait russe de Kiev et du Nord du pays laisse des milliers d'hommes et de véhicules sur le terrain.
Après la victoire ukrainienne de ladite « bataille de Kiev » et la libération de tout le nord du pays, une victoire survient à Mykolaïv le 8 avril, sauvant Odessa et son accès à la mer Noire. À Kharkiv, la contre-offensive ukrainienne, lancée un mois plus tôt, porte ses fruits début mai, repoussant les Russes à la frontière et en rendant la liberté à la deuxième ville d'Ukraine.
Les Russes n'ont eu d'autre choix que de revoir leurs ambitions à la baisse, en prétendant que le Donbass avait toujours été la seule cible et que l'attaque sur Kiev n'était qu'un leurre... Avec jusqu'à la moitié des forces engagées dédiées à Kiev, l'armée du nord détournée de la direction du Donbass et des militaires qui reconnaissent désormais que la capitale ukrainienne était leur objectif réel, cette excuse ne peut qu'être destinée au public russe. La dispersion des forces russes était trop importante pour renverser l'armée ukrainienne très motivée, innovante, plus nombreuse et bénéficiant de l'avantage du défenseur sur l'assaillant.
À la mi-avril, le plan initial de Moscou apparaît comme un échec complet. L'invasion s'est presque arrêtée après la première semaine. Le régime de Zelensky est plus fort que jamais. Loin d'être démilitarisée, l'Ukraine a reçu de ses alliés des matériels soviétiques largement modernisés, mais a surtout pu profiter des matériels russes récupérés ou abandonnés, avec plus d'un millier de véhicules prouvés uniquement via les sources disponibles sur internet, dont des chars de dernière génération (comme les T-80 ou T-90), des systèmes de défense aérienne, des postes de commandement, de l'artillerie... Et les alliés de l'Ukraine promettent désormais des équipements occidentaux modernes, comme le M777 américain ou le Caesar français dans le domaine de l'artillerie, offrant une meilleure précision et une plus grande portée que tous les systèmes russes disponibles. L'Ukraine a également réussi sa communication et multiplie les coups d'éclat militaires : destruction du croiseur Moskva, raids aériens menés au plus profond du territoire russe, morts répétées de généraux, attaques spectaculaires de drones TB2, et même la persistance d'une aviation. Fin mai, les pertes avérées de la Russie dépassent à elles seules les 4000 chars, véhicules blindés ou hélicoptères en se basant sur les seules informations en source ouverte, contre "seulement" 1000 pour l'Ukraine.
Plus le choix pour Poutine : il est primordial d'obtenir au moins une victoire digne de ce nom. Hors de question pour Moscou de sortir humilier de cette « opération spéciale » Les traumatismes liés à la dislocation de l’empire soviétique à la désastreuse campagne d'Afghanistan ou de Tchétchénie ne peuvent être répétées.
Le Kremlin se réorganise et recentre alors ses efforts sur la conservation des territoires occupés et l'invasion de toute la région du Donbass. La progression ukrainienne dans la région de Kharkiv et autour de Kherson est stoppée. Les progrès russes dans le Donbass sont lents mais continus, environ 500 mètres par jour en moyenne, pour un coût humain gigantesque.
Le 11 mai, les Russes tentent de traverser la rivière Seversky Donets, ce qui donne lieu à ce qui est maintenant connu comme l'engagement russe le plus meurtrier en une journée : environ 100 véhicules blindés détruits et plus de 400 soldats tués. Quelques jours plus tard, une nouvelle tentative échoue à nouveau. C'est ainsi que les choses semblent fonctionner dans l'armée russe : des troupes sont envoyées pour réitérer des tentatives (et même les erreurs) jusqu'à une réussite, quelles que soient les pertes. Si la Russie parvient à annoncer une victoire, il s'agira d'une victoire à la Pyrrhus.
De son côté, l'Ukraine n'abandonne pas et continue de résister, menant des contre-offensives ponctuelles avec des succès variables. Les combattants ukrainiens de Marioupol se sont rendus le 16 mai avec l'évacuation des combattants d'Azovstal, offrant à la Russie le contrôle effectif de la Mer d'Azov. En dehors du Donbass, les lignes de front restent actives mais inchangées.
À ce stade, de manière évidente, les capacités militaires russes ont été surestimées. Pour commencer, sa campagne SEAD (Supression of Ennemy Air Defenses) a été un véritable échec dont les conséquences se font encore ressentir, alors qu'il s'agit d'un élément central à toute stratégie militaire. La mission a été non seulement trop courte, mais pas assez efficace puisqu’elle a eu lieu seulement de jour et n’a pas atteint l’ensemble de l’arsenal de défense anti-aérienne ukrainien. Une tâche qui n’aurait pourtant pas dû être insurmontable pour l’ours russe disposant de centaines de chasseurs avancés, de bombardiers stratégiques et de missiles spécifiquement conçus pour détruire les radars ennemis. Au début de la guerre, on comptabilisait plus de 2 500 aéronefs pour les Russes contre 230 pour les Ukrainiens.
Un autre problème, déjà observé en Syrie, est le manque de munitions de précision de la Russie. Les avions sont donc contraints de voler à basse altitude pour larguer des "bombes muettes", ce qui réduit l'efficacité et augmente les risques pris par les pilotes. Même les chasseurs les plus sophistiqués et les plus chers, tels que les Su-34 et Su-35, ont dû voler à portée des manpads et plus de 10 d'entre eux ont été abattus par des systèmes ne coûtant que quelques milliers de dollars. En conséquence, les Russes utilisent leur force aérienne au minimum, avec seulement 150 sorties par jour estimées, très loin de ce que l'on peut attendre de ce qui est censé être la deuxième force aérienne du monde, soutenant 150 000 soldats combattant au sol.
Mais ce n’est pas tout, la Russie est pleine de surprises tant ses défaillances sont nombreuses. Voici quelques exemples :
Il faut dire que la Russie souffre des sanctions depuis 2014, suite à son annexion de la Crimée. La Russie n'a plus de cartes décisives en main et toutes les annonces brillantes des dernières années semblent dépassées, et les armes hautement commercialisées dédiées à la dissuasion nucléaire ou les missiles hypersoniques, développés à grands frais, sont complètement inutiles dans le contexte d'une guerre régulière.
Si nos attentes à l'égard de la capacité militaire russe étaient trop élevées, celles des Ukrainiens étaient beaucoup trop faibles. Les Ukrainiens étaient plus que capables de contenir l'agression russe, même au cours de la première semaine de la guerre, sans le soutien de leurs alliés. La modernisation des équipements n'était pas terminée mais déjà bien avancée, le succès de la techno-guérilla a été rendu possible grâce à un esprit d'innovation et une formation dont ont bénéficié plus de 20.000 soldats ukrainiens depuis 2014, et les échecs russes ont donné un coup de pouce supplémentaire : comment aurait-on pu imaginer que l'Ukraine serait encore capable de faire voler trois types de chasseurs (Mig-29, Su-25 et Su-27) après 90 jours de guerre ? Le paysage, le (mauvais) temps et un moral élevé expliquent également une partie des capacités de résistance.
Pour contrer l'effort russe dans le Donbass et tenter de récupérer les terres qu'ils ont prises, les Ukrainiens attendent désormais beaucoup des nouveaux systèmes qui sont censés être introduits d'ici la fin de l'été.
Plusieurs scénarios sont imaginables pour la suite du conflit en Ukraine. Si le niveau des pertes est durable, la Russie pourrait parvenir à occuper entièrement le Donbass, à défaut d’occuper entièrement l’Ukraine, puis envahir tout le littoral ukrainien et lui couper l’accès à la mer Noire, avant de remonter au nord pour atteindre la Transnistrie, territoire pro-russe en Moldavie. Même si cet objectif est bien inférieur à l'objectif initial d'annexion totale, il s'agirait d'une grande victoire pour la Russie. Un deuxième scénario pourrait se réduire à la seule acquisition du Donbass et aux territoires actuellement occupés dans le sud de l'Ukraine.
La Russie devrait pratiquer un nettoyage ethnique dans les territoires occupés pour réussir à les contrôler, comme elle l'a fait dans la région séparatiste avec le départ forcé de 1,5 million d'habitants vers l'Ukraine contrôlée par le gouvernement depuis 2014. Compte tenu de la forte résistance ukrainienne et du soutien croissant des pays occidentaux, l'Ukraine pourrait refuser ces situations, y compris une guérilla combinée avec deux options : un conflit gelé de longue durée comme nous l'avons vu dans le Donbass depuis 2014 ou entre les deux Corées, ou une continuité des combats tant que l'un des belligérants accepte sa défaite.
D’autres options pourraient être plus favorables à l'Ukraine : si la Russie n’annonce de mobilisation massive pour la guerre, les grandes pertes humaines endurées seront de plus en plus difficiles à remplacer. La Russie a déployé la moitié de ses 330 000 combattants en Ukraine, et entre 40 et 50 000 hommes ont été tués ou blessés. Le matériel suit le même chemin : les armes les plus modernes ont été engagées dès le début de la guerre, et les pertes sont remplacées par des équipements non modernisés prélevés dans les dépôts, avec des pénuries déjà observées pour les missiles de croisière ou les munitions guidées par exemple. Les capacités militaires de la Russie en Ukraine devraient donc diminuer progressivement. D'autre part, l'Ukraine se renforce avec le temps, ses effectifs dépassent déjà ceux de la Russie, et les équipements perdus seront remplacés par des systèmes plus modernes et plus efficaces. Quelle que soit la durée de la guerre, la capacité industrielle combinée des alliés est beaucoup plus forte que ce que la Russie peut fournir, surtout avec les sanctions. De nombreux analystes prédisent le franchissement des courbes d'ici la fin du mois de juin, même si la capacité d'artillerie russe de 3000 pièces sera difficile à contrer - à moins que les munitions de rôdeurs Switchblade ne se révèlent très efficaces. Dans ce cas, l'Ukraine pourrait reprendre tous les territoires envahis par la Russie depuis février, et certains espèrent qu'elle pourrait également récupérer les territoires précédemment occupés dans le Donbass ou en Crimée.
Sur le plan militaire, nous sommes au point de basculement. L'Ukraine a surpassé tous les pronostics et a gagné la bataille de Kiev, libéré les régions de Mikolaïv et de Kharkiv, mais elle perd lentement le Donbass. Cette guerre pourrait durer des années et coûter des millions de vies. Mais dans tous les cas, l'image d'une énorme puissance militaire russe, construite par Poutine au cours des 20 dernières années, en ressort mise en doute. A contrario, l'attrait de l'OTAN et de la défense européenne n'a jamais été aussi fort.
Les bombes continuent à pleuvoir et les tombes se creusent en Ukraine, tandis que les preuves d'exactions se font toujours plus nombreuses. Le 24 février 2022, Vladimir Poutine décide de remettre au goût du jour la guerre de haute intensité en envahissant l’Ukraine, sous couvert d’une dite « opération militaire spéciale » et de « dénazification ». Une dialectique bien éloignée de la réalité, qui rassemble toutes les caractéristiques d’une guerre : soit une violence armée collective et organisée, pour reprendre les mots de Clausewitz.
La guerre est une volonté de puissance. Dans le cas de la Russie, elle est une volonté de récupérer sa puissance perdue. Historiquement, l’Ukraine, la Russie et le Belarus, ont été fondés par la « Rus’ de Kiev » au cours du IXème siècle, avant que le territoire ne soit divisé. Une grande partie de ce que l’on connait comme l’Ukraine aujourd’hui, est intégrée à la Russie depuis 1654 par le Traité de Pereïaslav. La russification du territoire s'est intensifiée au XVIIIe siècle, lorsque de nombreux Russes se sont installés dans la région et que la Russie a décidé de limiter l'usage de la langue ukrainienne et de l'interdire dans les écoles en 1874. Cette décision conduit au renouveau d'un mouvement autonomiste ukrainien et à une lutte pour l'indépendance. Le pays trouve finalement sa souveraineté entre 1917 et 1920, avant d'être totalement intégrée à l'Union soviétique. Les déportations massives et une famine organisée, qui ont réduit la population ukrainienne de plus de 5 millions d'habitants dans les années 30, ont provoqué le retour du mouvement indépendantiste, et l'Union soviétique doit lutter jusqu'en 1956 pour l'anéantissement définitif des groupes de partisans anticommunistes.
En 1954, Khrouchtchev, lui-même d’origine ukrainienne, rattache la Crimée à l’Ukraine, à l’occasion de la commémoration de son annexion. L'Ukraine a donc une histoire indissociable avec la Russie, alors connue comme le berceau de la civilisation russe qui a participé à la fondation de la religion orthodoxe. Néanmoins, la population ukrainienne est habituée à l'occupation, et une histoire séculaire de guérilla et de résistance fait partie de l'esprit national.
Lorsque l'URSS a perdu son statut de superpuissance avec la fin de la guerre froide, l'Ukraine a été la première à déclarer son indépendance, amorçant ainsi la dislocation de l'empire soviétique. Cette décision a été confirmée par le référendum du 1er décembre 1991 : 90% des électeurs ont dit un grand « oui » à l'indépendance ukrainienne du reste de l'Union soviétique, Crimée comprise. Cette décision et la délimitation des frontières a été scellée par divers accords, tels que le Mémorandum de Budapest en 1994 qui garantissait l'intégrité territoriale de l'Ukraine, le traité d'amitié russo-ukrainien en 1997 ou les accords relatifs à la base de Sébastopol en 1997 et 2010. Après le conflit russo-géorgien de 2008, Poutine a également déclaré dans une interview que Moscou « a reconnu depuis longtemps les frontières de l'Ukraine actuelle », ajoutant que la Crimée n'est pas un « territoire contesté ».
Mais selon Zbigniew Brzezinski, la Russie sans l'Ukraine n’est plus qu’une « puissance diminuée ». Une vision partagée par de nombreux Russes, alimentant la nostalgie d'un passé glorieux que Vladimir Poutine s'emploie à restaurer depuis plus de 20 ans sur tous les plans : économie, diplomatie, technologie, géopolitique, etc.. L'invasion suivie de l'annexion illégale de la Crimée en 2014 n'était que la première étape d'un projet politique dont nous vivons la deuxième phase.
Le 21 février, après avoir accumulé pendant des mois des troupes autour de l’Ukraine, Vladimir Poutine reconnait l’indépendance des régions autonomes pro-russes du Donetsk et du Lougansk dans le Donbass, alors déjà en guerre contre l’Ukraine depuis 2014 grâce au soutien militaire russe. Les chars et les forces militaires russes s'accumulent et stationnent en masse tout du long de la frontière ukrainienne, jusqu’en Biélorussie. L’invasion se prépare, difficilement camouflée par des exercices.
Trois jours plus tard, à 5h30, Vladimir Poutine annonce officiellement le début d’une « opération militaire spéciale de paix » devant aboutir à la dénazification et à la démilitarisation du territoire ukrainien, ainsi qu'à un changement de régime. Quelques minutes après l’annonce de Moscou, des bombes s’abattent sur une large partie du territoire. A 7h, le président Ukrainien Volodymyr Zelensky décrète la loi martiale et refuse les offres d’évacuation des Etats-Unis : la guerre est lancée. Cette "opération" est totalement illégale puisque la Russie a agi sans aucun mandat des Nations Unies, mais les violations du droit international ne s'arrêtent pas là : bien que l'armée russe affirme ne pas viser les civils, des images montrent des avions de chasse Sukhoi bombardant des résidences civiles dès les premières heures de l'invasion.
Très rapidement, il apparaît que les ambitions russes étaient bien plus étendues que celles annoncées officiellement. Un article (visible ci-contre) dont la rédaction a été commencée plusieurs jours avant le début de la guerre, est diffusé par inadvertance par deux médias officiels russes : Ria Novosti et Sputknik News. Ce document affirme que la Russie rétablit sa plénitude historique en rassemblant le monde russe dans sa totalité de la Grande Russie (Russie), la Russe blanche (Biélorussie) et le Petite Russie (Ukraine), évoquant l’humiliation nationale que cette séparation avait occasionné. Il affirme que « l'Ukraine est retournée à la Russie », situation qualifiée d'«état naturel», alors que les troupes viennent à peine de franchir la frontière ukrainienne. « Quelqu'un dans les vieilles capitales européennes, à Paris et à Berlin, a-t-il sérieusement cru que Moscou renoncerait à Kiev ? » demande l’auteur. Le texte affirme même que désormais, la Russie, le Biélorussie et l'Ukraine agiraient géopolitiquement comme un tout.
Le véritable projet de Poutine était bel et bien de s’emparer de l’Ukraine dans son intégralité et sans concession afin de l'annexer, avec pour leitmotiv la réunification des soi-disant « peuples russes ». Poutine pensait que ce combat était gagné d'avance, que son armée serait bien accueillie et que les militaires ukrainiens se joindraient à leurs homologues russes pour mettre à bas le régime de Zelensky, permettant une prise de Kiev en quelques jours.
Selon tous les analystes, la bataille est perdue d'avance pour Kiev compte tenu de l'énorme différentiel entre les capacités militaires des deux armées. Dans les premiers jours de la guerre, la Russie prend le contrôle de grandes parties du territoire ukrainien, avec des assauts intenses sur quatre axes :
Mais la multiplication des fronts et le saupoudrage de moyens ne tenait pas compte des efforts faits pour améliorer l'armée ukrainienne depuis 2014 (nouveaux matériels, formations...), des capacités opérationnelles des soldats ukrainiens engagés dans le Donbass depuis des années, de l'esprit national et de la culture de résistance des Ukrainiens, de la fourniture de matériels défensifs comme les manpads ou les missiles antichars par les alliés de l'Ukraine... Cette forte résistance, inattendue et non anticipée par la Russie, obligea la Russie à adapter ses plans, et la guerre éclair qui était censée faire tomber le régime de Kiev pour remplacer Zelensky par une marionnette de Moscou s'est transformée en un long et douloureux conflit.
Passé l'assaut initial et l'effet de surprise auquel l'armée ukrainienne ne résiste que difficilement, rien ne se déroule comme prévu pour la Russie. Pire, de nombreux éléments étayent le scénario d'une invasion mal planifiée, avec un manque catastrophique d'instructions données aux officiers ou l'absence de matériels indispensables dans les premières heures d'une guerre. Parmi les nombreuses insuffisances répertoriées, la conduite des missions SEAD de destruction des défenses aériennes ukrainiennes manque des équipements de base, alors que la maîtrise du ciel ukrainien est fondamentale à la réussite des opérations ultérieures. Les avions-cibles Antonov-2 dronisés, devant imposer aux défense aériennes ukrainiennes de se découvrir, sont par exemple absents et mettront de nombreux jours avant d'être lancés sur le pays. Au sol, les soldats n'ont reçu qu'une ration alimentaire de 3 jours et certains d'entre eux emportaient même leurs uniformes de parade en direction de Kiev, s'attendant à une victoire avant la fin du mois de février. La plupart des unités ne disposaient d'ailleurs d'aucun moyen de communication sécurisé... La transparence de la situation offerte par les médias sociaux révèle aussi les graves problèmes logistiques, entraînant un manque généralisé de carburant et de nourriture sur le front nord dès le deuxième jour du conflit.
Les actions commandos conduites par les troupes d'élite et devant permettre d'ouvrir de nouveaux fronts échouent (voir notre article sur les assauts aéroportés manqués), les soldats les mieux armés et entraînés sont pris au piège comme à Irpin, alors que des milliers d'hommes et une quantité phénoménale d'équipements militaires sont perdus au vu et au su de la communauté internationale... Tous ces éléments réduisent l’avancée de l’armée russe à presque rien après les trois premiers jours de la guerre.
Après l’état de stupeur des premiers jours d’invasions, les ukrainiens se sont remis sur pied et ont lancé une mobilisation générale. Non seulement ils résistent bien mieux que prévu, mais ils ont également réussi à contrer le plan russe visant à encercler la capitale. À l'ouest, les Russes ont été repoussés à maintes reprises, restant autour d'Irpin et de Bucha et subissant de lourdes pertes, même pour les troupes d'élite. Kardyrov -le Premier ministre tchétchène- a lui-même admis que la tactique russe ne fonctionne pas et que les Ukrainiens étaient armés « jusqu'aux dents avec de nouvelles armes et munitions, une nouvelle génération d'artillerie lourde », sans parler des nombreux pièges tendus par les Ukrainiens.
La colonne destinée à l'est de Kiev a été arrêtée à Tchernihiv, à plus de 100 km de la capitale. Les armées russes du nord ont été détournées de leur progression vers le sud ou en direction le Donbass pour se diriger vers Kiev, dans le but de prendre la place de la colonne bloquée à Tchernihiv et d'encercler la ville. Cette décision a créé une très longue et minuscule ligne de ravitaillement de Sumy jusqu'à Brovary sur une route principale, à portée de l'artillerie ukrainienne. La Russie n'a jamais réussi à rassembler assez de forces pour mettre en danger la défense de Kiev.
Sur les autres lignes de front, presque rien n'a changé après les premiers jours. Les Russes ont été chassés de la ville de Kharkiv qu'ils avaient prise à la fin du mois de février et n'ont jamais réussi à l'atteindre à nouveau, ni à l'encercler. Au sud, la situation évolue un peu plus rapidement : les Russes s'emparent de la région de Kherson et atteignent Mikolaïv, sur la route d'Odessa. Le bord de la mer d'Azov est saisi dans de violents combats, et Marioupol pourrait tomber après quelques jours, pensait-on. Mais des milliers de combattants ukrainiens résistent et finissent par se replier dans l'énorme bunker construit dans le sous-sol de l'usine métallurgique Azovstal. Ils y resteront plus de deux mois, nécessitant la présence de plus de 10.000 combattants russes qui manqueront ailleurs.
Avec le début du printemps, la boue est apparue, réduisant les capacités de mouvement des Russes. Et de nombreux autres éléments confirment le sentiment initial d'impréparation russe que le temps ne corrige pas : soldats mal entraînés, absence de communication sécurisée offrant une quantité d'information incroyable aux services ukrainiens, incapacité à maîtriser le ciel, coordination insuffisante du groupe tactique du bataillon (composé d'une unité de manœuvre interarmes), faible précision des missiles guidés et manque criant de munitions guidées imposant aux avions de voler en basse altitude... L'Ukraine profite également de la structure décisionnelle russe ultra centralisée, en ciblant spécifiquement les généraux.
Après des semaines d'attente, il apparaît clairement que la Biélorussie n'attaquera pas la partie occidentale de l'Ukraine comme initialement prévu. Moins bien équipées, peu modernisées et très peu enthousiastes à l'idée de cette guerre, l'état major biélorusse réalise qu'une attaque serait encore plus douloureuse pour son armée que ce que subissent les Russes. Les forces de défense ukrainienne stationnées face à la Biélorussie sont dès lors libres de rejoindre les combats autour de la capitale. Les troupes russes positionnées à l'ouest de Kiev, déja en difficulté, ne pourront pas tenir face à ce nouvel afflux de forces, et l'ensemble de l'offensive nord est abandonnée. Le retrait russe de Kiev et du Nord du pays laisse des milliers d'hommes et de véhicules sur le terrain.
Après la victoire ukrainienne de ladite « bataille de Kiev » et la libération de tout le nord du pays, une victoire survient à Mykolaïv le 8 avril, sauvant Odessa et son accès à la mer Noire. À Kharkiv, la contre-offensive ukrainienne, lancée un mois plus tôt, porte ses fruits début mai, repoussant les Russes à la frontière et en rendant la liberté à la deuxième ville d'Ukraine.
Les Russes n'ont eu d'autre choix que de revoir leurs ambitions à la baisse, en prétendant que le Donbass avait toujours été la seule cible et que l'attaque sur Kiev n'était qu'un leurre... Avec jusqu'à la moitié des forces engagées dédiées à Kiev, l'armée du nord détournée de la direction du Donbass et des militaires qui reconnaissent désormais que la capitale ukrainienne était leur objectif réel, cette excuse ne peut qu'être destinée au public russe. La dispersion des forces russes était trop importante pour renverser l'armée ukrainienne très motivée, innovante, plus nombreuse et bénéficiant de l'avantage du défenseur sur l'assaillant.
À la mi-avril, le plan initial de Moscou apparaît comme un échec complet. L'invasion s'est presque arrêtée après la première semaine. Le régime de Zelensky est plus fort que jamais. Loin d'être démilitarisée, l'Ukraine a reçu de ses alliés des matériels soviétiques largement modernisés, mais a surtout pu profiter des matériels russes récupérés ou abandonnés, avec plus d'un millier de véhicules prouvés uniquement via les sources disponibles sur internet, dont des chars de dernière génération (comme les T-80 ou T-90), des systèmes de défense aérienne, des postes de commandement, de l'artillerie... Et les alliés de l'Ukraine promettent désormais des équipements occidentaux modernes, comme le M777 américain ou le Caesar français dans le domaine de l'artillerie, offrant une meilleure précision et une plus grande portée que tous les systèmes russes disponibles. L'Ukraine a également réussi sa communication et multiplie les coups d'éclat militaires : destruction du croiseur Moskva, raids aériens menés au plus profond du territoire russe, morts répétées de généraux, attaques spectaculaires de drones TB2, et même la persistance d'une aviation. Fin mai, les pertes avérées de la Russie dépassent à elles seules les 4000 chars, véhicules blindés ou hélicoptères en se basant sur les seules informations en source ouverte, contre "seulement" 1000 pour l'Ukraine.
Plus le choix pour Poutine : il est primordial d'obtenir au moins une victoire digne de ce nom. Hors de question pour Moscou de sortir humilier de cette « opération spéciale » Les traumatismes liés à la dislocation de l’empire soviétique à la désastreuse campagne d'Afghanistan ou de Tchétchénie ne peuvent être répétées.
Le Kremlin se réorganise et recentre alors ses efforts sur la conservation des territoires occupés et l'invasion de toute la région du Donbass. La progression ukrainienne dans la région de Kharkiv et autour de Kherson est stoppée. Les progrès russes dans le Donbass sont lents mais continus, environ 500 mètres par jour en moyenne, pour un coût humain gigantesque.
Le 11 mai, les Russes tentent de traverser la rivière Seversky Donets, ce qui donne lieu à ce qui est maintenant connu comme l'engagement russe le plus meurtrier en une journée : environ 100 véhicules blindés détruits et plus de 400 soldats tués. Quelques jours plus tard, une nouvelle tentative échoue à nouveau. C'est ainsi que les choses semblent fonctionner dans l'armée russe : des troupes sont envoyées pour réitérer des tentatives (et même les erreurs) jusqu'à une réussite, quelles que soient les pertes. Si la Russie parvient à annoncer une victoire, il s'agira d'une victoire à la Pyrrhus.
De son côté, l'Ukraine n'abandonne pas et continue de résister, menant des contre-offensives ponctuelles avec des succès variables. Les combattants ukrainiens de Marioupol se sont rendus le 16 mai avec l'évacuation des combattants d'Azovstal, offrant à la Russie le contrôle effectif de la Mer d'Azov. En dehors du Donbass, les lignes de front restent actives mais inchangées.
À ce stade, de manière évidente, les capacités militaires russes ont été surestimées. Pour commencer, sa campagne SEAD (Supression of Ennemy Air Defenses) a été un véritable échec dont les conséquences se font encore ressentir, alors qu'il s'agit d'un élément central à toute stratégie militaire. La mission a été non seulement trop courte, mais pas assez efficace puisqu’elle a eu lieu seulement de jour et n’a pas atteint l’ensemble de l’arsenal de défense anti-aérienne ukrainien. Une tâche qui n’aurait pourtant pas dû être insurmontable pour l’ours russe disposant de centaines de chasseurs avancés, de bombardiers stratégiques et de missiles spécifiquement conçus pour détruire les radars ennemis. Au début de la guerre, on comptabilisait plus de 2 500 aéronefs pour les Russes contre 230 pour les Ukrainiens.
Un autre problème, déjà observé en Syrie, est le manque de munitions de précision de la Russie. Les avions sont donc contraints de voler à basse altitude pour larguer des "bombes muettes", ce qui réduit l'efficacité et augmente les risques pris par les pilotes. Même les chasseurs les plus sophistiqués et les plus chers, tels que les Su-34 et Su-35, ont dû voler à portée des manpads et plus de 10 d'entre eux ont été abattus par des systèmes ne coûtant que quelques milliers de dollars. En conséquence, les Russes utilisent leur force aérienne au minimum, avec seulement 150 sorties par jour estimées, très loin de ce que l'on peut attendre de ce qui est censé être la deuxième force aérienne du monde, soutenant 150 000 soldats combattant au sol.
Mais ce n’est pas tout, la Russie est pleine de surprises tant ses défaillances sont nombreuses. Voici quelques exemples :
Il faut dire que la Russie souffre des sanctions depuis 2014, suite à son annexion de la Crimée. La Russie n'a plus de cartes décisives en main et toutes les annonces brillantes des dernières années semblent dépassées, et les armes hautement commercialisées dédiées à la dissuasion nucléaire ou les missiles hypersoniques, développés à grands frais, sont complètement inutiles dans le contexte d'une guerre régulière.
Si nos attentes à l'égard de la capacité militaire russe étaient trop élevées, celles des Ukrainiens étaient beaucoup trop faibles. Les Ukrainiens étaient plus que capables de contenir l'agression russe, même au cours de la première semaine de la guerre, sans le soutien de leurs alliés. La modernisation des équipements n'était pas terminée mais déjà bien avancée, le succès de la techno-guérilla a été rendu possible grâce à un esprit d'innovation et une formation dont ont bénéficié plus de 20.000 soldats ukrainiens depuis 2014, et les échecs russes ont donné un coup de pouce supplémentaire : comment aurait-on pu imaginer que l'Ukraine serait encore capable de faire voler trois types de chasseurs (Mig-29, Su-25 et Su-27) après 90 jours de guerre ? Le paysage, le (mauvais) temps et un moral élevé expliquent également une partie des capacités de résistance.
Pour contrer l'effort russe dans le Donbass et tenter de récupérer les terres qu'ils ont prises, les Ukrainiens attendent désormais beaucoup des nouveaux systèmes qui sont censés être introduits d'ici la fin de l'été.
Plusieurs scénarios sont imaginables pour la suite du conflit en Ukraine. Si le niveau des pertes est durable, la Russie pourrait parvenir à occuper entièrement le Donbass, à défaut d’occuper entièrement l’Ukraine, puis envahir tout le littoral ukrainien et lui couper l’accès à la mer Noire, avant de remonter au nord pour atteindre la Transnistrie, territoire pro-russe en Moldavie. Même si cet objectif est bien inférieur à l'objectif initial d'annexion totale, il s'agirait d'une grande victoire pour la Russie. Un deuxième scénario pourrait se réduire à la seule acquisition du Donbass et aux territoires actuellement occupés dans le sud de l'Ukraine.
La Russie devrait pratiquer un nettoyage ethnique dans les territoires occupés pour réussir à les contrôler, comme elle l'a fait dans la région séparatiste avec le départ forcé de 1,5 million d'habitants vers l'Ukraine contrôlée par le gouvernement depuis 2014. Compte tenu de la forte résistance ukrainienne et du soutien croissant des pays occidentaux, l'Ukraine pourrait refuser ces situations, y compris une guérilla combinée avec deux options : un conflit gelé de longue durée comme nous l'avons vu dans le Donbass depuis 2014 ou entre les deux Corées, ou une continuité des combats tant que l'un des belligérants accepte sa défaite.
D’autres options pourraient être plus favorables à l'Ukraine : si la Russie n’annonce de mobilisation massive pour la guerre, les grandes pertes humaines endurées seront de plus en plus difficiles à remplacer. La Russie a déployé la moitié de ses 330 000 combattants en Ukraine, et entre 40 et 50 000 hommes ont été tués ou blessés. Le matériel suit le même chemin : les armes les plus modernes ont été engagées dès le début de la guerre, et les pertes sont remplacées par des équipements non modernisés prélevés dans les dépôts, avec des pénuries déjà observées pour les missiles de croisière ou les munitions guidées par exemple. Les capacités militaires de la Russie en Ukraine devraient donc diminuer progressivement. D'autre part, l'Ukraine se renforce avec le temps, ses effectifs dépassent déjà ceux de la Russie, et les équipements perdus seront remplacés par des systèmes plus modernes et plus efficaces. Quelle que soit la durée de la guerre, la capacité industrielle combinée des alliés est beaucoup plus forte que ce que la Russie peut fournir, surtout avec les sanctions. De nombreux analystes prédisent le franchissement des courbes d'ici la fin du mois de juin, même si la capacité d'artillerie russe de 3000 pièces sera difficile à contrer - à moins que les munitions de rôdeurs Switchblade ne se révèlent très efficaces. Dans ce cas, l'Ukraine pourrait reprendre tous les territoires envahis par la Russie depuis février, et certains espèrent qu'elle pourrait également récupérer les territoires précédemment occupés dans le Donbass ou en Crimée.
Sur le plan militaire, nous sommes au point de basculement. L'Ukraine a surpassé tous les pronostics et a gagné la bataille de Kiev, libéré les régions de Mikolaïv et de Kharkiv, mais elle perd lentement le Donbass. Cette guerre pourrait durer des années et coûter des millions de vies. Mais dans tous les cas, l'image d'une énorme puissance militaire russe, construite par Poutine au cours des 20 dernières années, en ressort mise en doute. A contrario, l'attrait de l'OTAN et de la défense européenne n'a jamais été aussi fort.
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