Le 24 juin 1982, Jean-Loup Chrétien décollait de Baïkonour aux côtés de deux Soviétiques, devenant le premier Français à aller dans l’espace et le premier Occidental à séjourner dans une station orbitale soviétique.
Depuis la création du Cnes en décembre 1961, la France déploie sa propre politique spatiale mise au service de la grandeur et de l’indépendance. Toutefois, les moyens financiers et technologiques n’étant pas ceux des deux superpuissances, les responsables du Cnes tablent sur la coopération, y compris avec l’ennemi idéologique soviétique…
Voulue par le général de Gaulle, la coopération spatiale franco-soviétique à « des fins pacifiques » s’établit avec le traité de Moscou signé le 30 juin 1966. Cette coopération s’effectue alors à travers des commissions placées sous l’égide du Cnes et d’Intercosmos (comité de l’Académie des sciences soviétique pour la coopération internationale dans l’espace). Au cours de la première moitié des années soixante-dix, alors que Soviétiques et Américains s’installent durablement sur orbite terrestre à travers des stations orbitales (Saliout et Skylab), des scientifiques français s’intéressent aux vols habités. En 1974, la question est évoquée lors d’une réunion Cnes-Intercosmos. L’affaire est à suivre et à négocier…
Entre temps, les Américains construisent leur flotte de navettes spatiales et proposent à leurs alliés de participer à leurs prochains vols habités. Pour cela, l’ESA (l’Agence spatiale européenne) recrute en 1977 des astronautes… mais aucun Français n’est retenu. La frustration française n’échappe pas aux autorités soviétiques qui, à l’occasion de la visite à Moscou du 26 au 28 avril 1979 du président français Valery Giscard d’Estaing, proposent un vol habité franco-soviétique. Depuis la visite de De Gaulle en juin 1966, 34 expériences communes ont déjà été effectuées, placées dans des engins soviétiques pour des études en astronomie et physique solaire, en géophysique, en biologie et physique des matériaux. Par ailleurs, trois satellites français ont également été mis sur orbite par des lanceurs soviétiques (Signe 3, Sret 1 et 2).
Toutefois 1979 est aussi l’année de l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique... Si cette nouvelle donne ne remet pas en cause l’accord, elle place néanmoins les autorités françaises dans un embarras certain. D’un point de vue géopolitique, le premier vol franco-soviétique est alors montré comme un « vol scientifique » s’inscrivant dans la philosophie du traité de 1966. Tenant à y inclure des expériences scientifiques de haut niveau, le Cnes lance dès l’été 1979 un appel d’offre pour des expériences scientifiques…
…tandis que l’accord de la mission – appelée PVH (« Premier Vol Habité ») – est officiellement signé le 20 octobre 1979. Dès le mois suivant, le Cnes lance un appel à candidature. Sur les 193 dossiers retenus, 72 personnes sont sélectionnées. Après une succession de tests psychologiques, physiologiques et physiques (tabouret tournant, centrifugeuse, etc.), il ne reste en février 1980 plus que cinq candidats (Patrick Baudry, Jean-Loup Chrétien, Jean-Pierre Job, Gérard Juin et Françoise Varnier). Après l’avis donné par les spécialistes soviétiques (qui ne retiennent pas la seule femme), les quatre hommes sont envoyés en URSS, où ils se familiarisent avec les techniques (et la langue) russes. Mais, au final, il ne doit en rester que deux. Le 11 juin 1980, le Cnes choisit les pilotes de chasse Jean-Loup Chrétien (né à La Rochelle le 20 août 1938) et Patrick Baudry (né à Douala au Cameroun le 6 mars 1946) qui, à partir de septembre 1980, partent à la Cité des étoiles près de Moscou, pour parfaire leur formation et entrainement afin de devenir de véritables « cosmonautes ». Pour la première fois, des Occidentaux découvrent l’intimité du centre d’entrainement soviétique.
Le 9 septembre 1981, alors que Patrick Baudry doit tenir le rôle de remplaçant, Jean-Loup Chrétien est officiellement désigné cosmonaute-ingénieur. Celui-ci est appelé à effectuer de nombreuses expérimentations à bord de la toute nouvelle station Saliout 7 qui, lancée le 19 avril 1982 à 290 km d’altitude de périgée et 310 km à l’apogée (avec une inclinaison sur l’équateur de 51,6°), est occupée depuis mai par l’équipage de Soyouz T-5, Anatoli Berezovoy et Valentin Lebedev. Ces derniers ont comme priorité la mise en fonctionnement de la station afin de préparer la venue du premier équipage de visite composée de Vladimir Djanibekov, Alexandre Ivantchenkov et Jean-Loup Chrétien.
Traditionnellement, chaque vol habité dispose d’un insigne. Pour PVH, les Soviétiques sollicitent le Cnes, comme s’en souvient Daniel Metzlé, alors chef du service de presse au Cnes : « On nous a demandé de faire le logo car, ont-ils dit, ʺVous avez de bons artistesʺ ! Le dessin, un homme-étoile sur fond bleu, a beaucoup plu mais il y a eu des réticences du côté soviétique parce que, dans la figure, initiale l’homme marchait sur le drapeau soviétique placé en dessous ! Il a fallu modifier le positionnement de l’homme que certains ont surnommé « le réfugié » car celui-ci donnait désormais le sentiment qu’il allait trouver refuge sur le drapeau français ! ». Réalisé par l’artiste peintre français Michel Granger, le logo reflétait l’état d’esprit de la mission PVH, à savoir le désir d’atteindre et de comprendre l’Univers auquel l’homme est intimement lié.
Le 24 juin 1982, depuis le cosmodrome de Baïkonour (Kazakhstan), le vaisseau Soyouz T-6 décolle avec succès à l’aide d’un lanceur de type Soyouz. Une fois sur orbite, les trois hommes enlèvent leur scaphandre, prennent un peu de temps pour manger et observer la Terre, puis procèdent à des manœuvres permettant de rejoindre 24 heures après le lancement le train orbital Saliout 7-Soyouz T-5.
En France, malgré le malaise politique lié aux conséquences de l’affaire afghane, une partie de la presse suit l’affaire et tient en haleine les lecteurs en présentant la mission et l’astronaute. Au lendemain du lancement, le 25, La Nouvelle République annonce : « L’espace franco-soviétique. Jean-Loup Chrétien : une mise sur orbite sans problème », Le Quotidien de Paris : « CIEL ! Le premier spationaute français Jean-Loup Chrétien est bien parti », La République du Centre, « UNE CROISIERE SPATIALE pour Jean-Loup Chrétien », Le Parisien libéré : « Jean-Loup Chrétien 8 jours dans l’espace », etc. Naturellement, tout le monde a conscience de ce que l’on doit aux Soviétiques, comme le souligne Libération en gros caractères en première page : « LES RUSSES FONT LA COURTE ECHELLE SPATIALE AUX FRANCAIS ».
[Suite à paraître vendredi 24 juin]
- Un ouvrage général : De Gagarine à Thomas Pesquet. L’entente est dans l’espace, Eric Bottlaender et Pierre-François Mouriaux, Louison éditions, 2017
- Un récit : Spatiale première. Le premier Français dans l’espace, Jean-Loup Chrétien, Patrick Baudry et Bernard Chabbert, Plon, Paris, 1982
- Un entretien entre de Daniel Metzlé et Philippe Varnoteaux, par téléphone, 20 juin 2022
- Une vidéo du Cnes intitulée Un portrait de… Jean-Loup Chrétien, de Guy Beauché, Scientifilms, 2008.
Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence
Le 24 juin 1982, Jean-Loup Chrétien décollait de Baïkonour aux côtés de deux Soviétiques, devenant le premier Français à aller dans l’espace et le premier Occidental à séjourner dans une station orbitale soviétique.
Depuis la création du Cnes en décembre 1961, la France déploie sa propre politique spatiale mise au service de la grandeur et de l’indépendance. Toutefois, les moyens financiers et technologiques n’étant pas ceux des deux superpuissances, les responsables du Cnes tablent sur la coopération, y compris avec l’ennemi idéologique soviétique…
Voulue par le général de Gaulle, la coopération spatiale franco-soviétique à « des fins pacifiques » s’établit avec le traité de Moscou signé le 30 juin 1966. Cette coopération s’effectue alors à travers des commissions placées sous l’égide du Cnes et d’Intercosmos (comité de l’Académie des sciences soviétique pour la coopération internationale dans l’espace). Au cours de la première moitié des années soixante-dix, alors que Soviétiques et Américains s’installent durablement sur orbite terrestre à travers des stations orbitales (Saliout et Skylab), des scientifiques français s’intéressent aux vols habités. En 1974, la question est évoquée lors d’une réunion Cnes-Intercosmos. L’affaire est à suivre et à négocier…
Entre temps, les Américains construisent leur flotte de navettes spatiales et proposent à leurs alliés de participer à leurs prochains vols habités. Pour cela, l’ESA (l’Agence spatiale européenne) recrute en 1977 des astronautes… mais aucun Français n’est retenu. La frustration française n’échappe pas aux autorités soviétiques qui, à l’occasion de la visite à Moscou du 26 au 28 avril 1979 du président français Valery Giscard d’Estaing, proposent un vol habité franco-soviétique. Depuis la visite de De Gaulle en juin 1966, 34 expériences communes ont déjà été effectuées, placées dans des engins soviétiques pour des études en astronomie et physique solaire, en géophysique, en biologie et physique des matériaux. Par ailleurs, trois satellites français ont également été mis sur orbite par des lanceurs soviétiques (Signe 3, Sret 1 et 2).
Toutefois 1979 est aussi l’année de l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique... Si cette nouvelle donne ne remet pas en cause l’accord, elle place néanmoins les autorités françaises dans un embarras certain. D’un point de vue géopolitique, le premier vol franco-soviétique est alors montré comme un « vol scientifique » s’inscrivant dans la philosophie du traité de 1966. Tenant à y inclure des expériences scientifiques de haut niveau, le Cnes lance dès l’été 1979 un appel d’offre pour des expériences scientifiques…
…tandis que l’accord de la mission – appelée PVH (« Premier Vol Habité ») – est officiellement signé le 20 octobre 1979. Dès le mois suivant, le Cnes lance un appel à candidature. Sur les 193 dossiers retenus, 72 personnes sont sélectionnées. Après une succession de tests psychologiques, physiologiques et physiques (tabouret tournant, centrifugeuse, etc.), il ne reste en février 1980 plus que cinq candidats (Patrick Baudry, Jean-Loup Chrétien, Jean-Pierre Job, Gérard Juin et Françoise Varnier). Après l’avis donné par les spécialistes soviétiques (qui ne retiennent pas la seule femme), les quatre hommes sont envoyés en URSS, où ils se familiarisent avec les techniques (et la langue) russes. Mais, au final, il ne doit en rester que deux. Le 11 juin 1980, le Cnes choisit les pilotes de chasse Jean-Loup Chrétien (né à La Rochelle le 20 août 1938) et Patrick Baudry (né à Douala au Cameroun le 6 mars 1946) qui, à partir de septembre 1980, partent à la Cité des étoiles près de Moscou, pour parfaire leur formation et entrainement afin de devenir de véritables « cosmonautes ». Pour la première fois, des Occidentaux découvrent l’intimité du centre d’entrainement soviétique.
Le 9 septembre 1981, alors que Patrick Baudry doit tenir le rôle de remplaçant, Jean-Loup Chrétien est officiellement désigné cosmonaute-ingénieur. Celui-ci est appelé à effectuer de nombreuses expérimentations à bord de la toute nouvelle station Saliout 7 qui, lancée le 19 avril 1982 à 290 km d’altitude de périgée et 310 km à l’apogée (avec une inclinaison sur l’équateur de 51,6°), est occupée depuis mai par l’équipage de Soyouz T-5, Anatoli Berezovoy et Valentin Lebedev. Ces derniers ont comme priorité la mise en fonctionnement de la station afin de préparer la venue du premier équipage de visite composée de Vladimir Djanibekov, Alexandre Ivantchenkov et Jean-Loup Chrétien.
Traditionnellement, chaque vol habité dispose d’un insigne. Pour PVH, les Soviétiques sollicitent le Cnes, comme s’en souvient Daniel Metzlé, alors chef du service de presse au Cnes : « On nous a demandé de faire le logo car, ont-ils dit, ʺVous avez de bons artistesʺ ! Le dessin, un homme-étoile sur fond bleu, a beaucoup plu mais il y a eu des réticences du côté soviétique parce que, dans la figure, initiale l’homme marchait sur le drapeau soviétique placé en dessous ! Il a fallu modifier le positionnement de l’homme que certains ont surnommé « le réfugié » car celui-ci donnait désormais le sentiment qu’il allait trouver refuge sur le drapeau français ! ». Réalisé par l’artiste peintre français Michel Granger, le logo reflétait l’état d’esprit de la mission PVH, à savoir le désir d’atteindre et de comprendre l’Univers auquel l’homme est intimement lié.
Le 24 juin 1982, depuis le cosmodrome de Baïkonour (Kazakhstan), le vaisseau Soyouz T-6 décolle avec succès à l’aide d’un lanceur de type Soyouz. Une fois sur orbite, les trois hommes enlèvent leur scaphandre, prennent un peu de temps pour manger et observer la Terre, puis procèdent à des manœuvres permettant de rejoindre 24 heures après le lancement le train orbital Saliout 7-Soyouz T-5.
En France, malgré le malaise politique lié aux conséquences de l’affaire afghane, une partie de la presse suit l’affaire et tient en haleine les lecteurs en présentant la mission et l’astronaute. Au lendemain du lancement, le 25, La Nouvelle République annonce : « L’espace franco-soviétique. Jean-Loup Chrétien : une mise sur orbite sans problème », Le Quotidien de Paris : « CIEL ! Le premier spationaute français Jean-Loup Chrétien est bien parti », La République du Centre, « UNE CROISIERE SPATIALE pour Jean-Loup Chrétien », Le Parisien libéré : « Jean-Loup Chrétien 8 jours dans l’espace », etc. Naturellement, tout le monde a conscience de ce que l’on doit aux Soviétiques, comme le souligne Libération en gros caractères en première page : « LES RUSSES FONT LA COURTE ECHELLE SPATIALE AUX FRANCAIS ».
[Suite à paraître vendredi 24 juin]
- Un ouvrage général : De Gagarine à Thomas Pesquet. L’entente est dans l’espace, Eric Bottlaender et Pierre-François Mouriaux, Louison éditions, 2017
- Un récit : Spatiale première. Le premier Français dans l’espace, Jean-Loup Chrétien, Patrick Baudry et Bernard Chabbert, Plon, Paris, 1982
- Un entretien entre de Daniel Metzlé et Philippe Varnoteaux, par téléphone, 20 juin 2022
- Une vidéo du Cnes intitulée Un portrait de… Jean-Loup Chrétien, de Guy Beauché, Scientifilms, 2008.
Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence
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