Arianespace, la société française qui exploite et commercialise aujourd’hui les lanceurs Ariane, Vega et Soyouz en Guyane, a été officiellement fondée le 26 mars 1980.
Alors que l’Europe spatiale est engluée depuis des années dans des crises récurrentes liées aux échecs successifs du lanceur Europa, les Etats concernés se réunissent lors d’une Conférence spatiale à Bruxelles à l’été 1973. Il en ressort un « package deal » (forfait) consistant en l’adoption de trois programmes majeurs : le développement du lanceur à capacité géostationnaire « LIIIS » (Laceur de Substitution de Troisième Génération, en lieu et place d’Europa), l’engagement dans le programme américain de la navette spatiale (avec la construction du laboratoire Spacelab), le développement de satellites de communications maritimes MAROT (MARECS), sans oublier en 1975 la création d’une agence spatiale européenne, l’ESA.
Après avoir convaincu ses partenaires européens du bienfondé du LIIIS (rebaptisé Ariane) et d’en avoir obtenu la responsabilité de développement, le Centre national d’études spatiales (CNES) doit faire face aux doutes des politiques. En effet, ces derniers craignent une dérive financière et un programme au succès incertain. De plus, la crise pétrolière qui vient d’éclater n’arrange rien… Les responsables du CNES rassurent en expliquant que les nouvelles méthodes managériales – qui ont d’ailleurs récemment fait leur preuve avec Diamant B – permettront la réussite d’Ariane. La situation se tend davantage suite à l’élection présidentielle de mai 1974. Le nouveau président, Valéry Giscard d’Estaing, n’était autre que le ministre de l’économie et des finances qui, quelques mois auparavant, ne cachait pas son scepticisme à l’égard d’Ariane, qui est alors suspendu. Les responsables du CNES montent au créneau et finissent par convaincre le président de maintenir le programme, au prix de sacrifices comme l’abandon du lanceur national Diamant.
En 1976, des changements interviennent au sein de la chaîne des responsabilités du CNES. Yves Sillard, directeur des Lanceurs, devient le nouveau directeur général du centre, tandis que Frédéric d’Allest prend la direction des Lanceurs. Ce dernier se rend compte de la stratégie qu’il faut adopter : « Il fallait faire d’Ariane un lanceur commercialisable et compétitif, pour avoir un minimum de cadences de lancement, pour pouvoir faire baisser les coûts ». Cela était d’autant plus important qu’Ariane allait devoir faire face à la navette spatiale américaine (en cours de développement), une sorte de cargo capable de placer sur orbite toute sorte de charge utile et à des coûts, annoncés, peu élevés en raison d’une importante cadence de tir.
Pour assurer l’éventuel succès d’Ariane, il fallait d’abord lui trouver des clients. Alors que l’ESA annonce une série de promotion de quatre lanceurs (Ariane L5 à L8), Frédéric d’Allest et Raymond Orye, son homologue européen à l’ESA, partent convaincre le géant américain Intelsat – le plus gros opérateur de satellites de télécommunication du monde à l’époque – de faire confiance à Ariane. Frédéric d’Allest se souvient de ce tournant : « On a bénéficié d’une grosse bêtise de la NASA et d’une logique de marché avec Intelsat (…). Lorsqu’Intelsat a demandé le service pour ses futurs satellites, la NASA lui a répondu que c’était complet, qu’il n’y avait plus de places disponibles avant un petit bout de temps, tout en présentant un contrat en disant de signer en bas de page et que le satellite serait lancé en temps voulu. C’est là où j’ai vu que c’était le moment de s’engouffrer dans la brèche. Je savais qu’il y avait eu quelques soucis dans le développement de la navette (…). [J’ai réussi à convaincre les responsables d’Intelsat] (…) en leur expliquant que, certes on était petit, mais que nous on offrait une solution de repli (…) ». Pour reprendre les termes de Raymond Orye, le fait d’avoir convaincu Intelsat a été « un atout majeur pour la commercialisation d’Ariane (…). On peut dire que cette première vente commerciale à Intelsat a été une vraie "carte de visite" pour Ariane ». Au final, ce sont deux satellites Intelsat qu’Ariane lancera en 1983-84.
Avoir des clients est une chose, commercialiser le lanceur en est une autre, ce que ne pouvait guère faire l’ESA. Frédéric d’Allest a très vite saisi l’enjeu et propose pour cela la création d’une société rapidement appelée Arianespace. Charles Bigot, premier directeur des lanceurs au CNES (1966) et premier directeur commercial d’Arianespace (1980), témoigne avec conviction : « Jamais l’Europe n’aurait pu devenir leader si on n’avait pas créé Arianespace. (…) Il fallait le génie volontariste de d’Allest pour oser cela et oser jusqu’au bout ! ». Frédéric d’Allest se souvient : « On a lancé toutes les négociations, avec tous les industriels de l’Europe et ensuite avec les délégations des Etats membres en 1978. J’ai été en mesure de signer au Salon du Bourget de 1979 ce qui a été l’acte fondateur d’Arianespace (…). Nous avions convenu de le signer de manière définitive trois mois après le premier lancement d’Ariane », qui intervient avec succès le 24 décembre 1979. Comme convenu, le 26 mars 1980, la société Arianespace voit le jour, Frédéric d’Allest en devient le premier président directeur général.
Enfin, pour assurer la pérennité d’Ariane, les responsables du programme sont convaincus qu’il faut également tout entreprendre pour que le lanceur soit et demeure compétitif. Frédéric d’Allest témoigne une nouvelle fois : « Il fallait absolument opérer au plus vite à des lancements double car, sinon, on deviendrait vite plus cher que les Américains et alors Intelsat n’aurait probablement jamais accepté notre proposition. C’est la raison pour laquelle nous avons donc présenté en parallèle d’Arianespace, le projet de lancer une filière Ariane pour pouvoir être compétitifs ; tout cela a été décidé dans la période 1976-1979 ». Ainsi, avant même que ne soit effectué son premier tir, Ariane est prévu d’évoluer rapidement en versions plus puissantes (Ariane 2, 3, puis 4) avec, en plus, le système SYLDA (Système de lancement double) permettant de placer sur orbite de transfert deux satellites d’un coup.
In fine, les fondateurs d’Arianespace inventent le concept de « transport spatial », expression qui devient même le slogan de la société lors du lancement le 23 mai 1984 du satellite américain de télécommunications Spacenet 1 par Ariane V9, lancement effectué pour la première fois pour le compte d’Arianespace. A cette occasion, une superbe affiche est réalisée, sur laquelle apparaît l’évolution des transports du bateau à l’avion en passant par la voiture, l’aérostat et le chemin de fer pour aboutir à… Ariane. En dessous, une légende annonce : « Inauguration de la première ligne commerciale de transport spatial, par Arianespace avec Spacenet 1, Kourou mai 1984 ».
Des entretiens : Raymond Orye & David Redon (19 novembre 2002) ; Frédéric d’Allest & David Redon (19 novembre 2002) ; Frédéric d’Allest & Philippe Varnoteaux & Pierre-François Mouriaux (18 février 2012) ; Charles Bigot & Philippe Varnoteaux & Pierre-François Mouriaux (6 février 2010).
Un ouvrage : Ariane, une épopée européenne, William Huon, Paris, ETAI, 2019.
Une vidéo du CNES sur le succès de l’aventure Ariane depuis Diamant, 1993.
Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence.
Arianespace, la société française qui exploite et commercialise aujourd’hui les lanceurs Ariane, Vega et Soyouz en Guyane, a été officiellement fondée le 26 mars 1980.
Alors que l’Europe spatiale est engluée depuis des années dans des crises récurrentes liées aux échecs successifs du lanceur Europa, les Etats concernés se réunissent lors d’une Conférence spatiale à Bruxelles à l’été 1973. Il en ressort un « package deal » (forfait) consistant en l’adoption de trois programmes majeurs : le développement du lanceur à capacité géostationnaire « LIIIS » (Laceur de Substitution de Troisième Génération, en lieu et place d’Europa), l’engagement dans le programme américain de la navette spatiale (avec la construction du laboratoire Spacelab), le développement de satellites de communications maritimes MAROT (MARECS), sans oublier en 1975 la création d’une agence spatiale européenne, l’ESA.
Après avoir convaincu ses partenaires européens du bienfondé du LIIIS (rebaptisé Ariane) et d’en avoir obtenu la responsabilité de développement, le Centre national d’études spatiales (CNES) doit faire face aux doutes des politiques. En effet, ces derniers craignent une dérive financière et un programme au succès incertain. De plus, la crise pétrolière qui vient d’éclater n’arrange rien… Les responsables du CNES rassurent en expliquant que les nouvelles méthodes managériales – qui ont d’ailleurs récemment fait leur preuve avec Diamant B – permettront la réussite d’Ariane. La situation se tend davantage suite à l’élection présidentielle de mai 1974. Le nouveau président, Valéry Giscard d’Estaing, n’était autre que le ministre de l’économie et des finances qui, quelques mois auparavant, ne cachait pas son scepticisme à l’égard d’Ariane, qui est alors suspendu. Les responsables du CNES montent au créneau et finissent par convaincre le président de maintenir le programme, au prix de sacrifices comme l’abandon du lanceur national Diamant.
En 1976, des changements interviennent au sein de la chaîne des responsabilités du CNES. Yves Sillard, directeur des Lanceurs, devient le nouveau directeur général du centre, tandis que Frédéric d’Allest prend la direction des Lanceurs. Ce dernier se rend compte de la stratégie qu’il faut adopter : « Il fallait faire d’Ariane un lanceur commercialisable et compétitif, pour avoir un minimum de cadences de lancement, pour pouvoir faire baisser les coûts ». Cela était d’autant plus important qu’Ariane allait devoir faire face à la navette spatiale américaine (en cours de développement), une sorte de cargo capable de placer sur orbite toute sorte de charge utile et à des coûts, annoncés, peu élevés en raison d’une importante cadence de tir.
Pour assurer l’éventuel succès d’Ariane, il fallait d’abord lui trouver des clients. Alors que l’ESA annonce une série de promotion de quatre lanceurs (Ariane L5 à L8), Frédéric d’Allest et Raymond Orye, son homologue européen à l’ESA, partent convaincre le géant américain Intelsat – le plus gros opérateur de satellites de télécommunication du monde à l’époque – de faire confiance à Ariane. Frédéric d’Allest se souvient de ce tournant : « On a bénéficié d’une grosse bêtise de la NASA et d’une logique de marché avec Intelsat (…). Lorsqu’Intelsat a demandé le service pour ses futurs satellites, la NASA lui a répondu que c’était complet, qu’il n’y avait plus de places disponibles avant un petit bout de temps, tout en présentant un contrat en disant de signer en bas de page et que le satellite serait lancé en temps voulu. C’est là où j’ai vu que c’était le moment de s’engouffrer dans la brèche. Je savais qu’il y avait eu quelques soucis dans le développement de la navette (…). [J’ai réussi à convaincre les responsables d’Intelsat] (…) en leur expliquant que, certes on était petit, mais que nous on offrait une solution de repli (…) ». Pour reprendre les termes de Raymond Orye, le fait d’avoir convaincu Intelsat a été « un atout majeur pour la commercialisation d’Ariane (…). On peut dire que cette première vente commerciale à Intelsat a été une vraie "carte de visite" pour Ariane ». Au final, ce sont deux satellites Intelsat qu’Ariane lancera en 1983-84.
Avoir des clients est une chose, commercialiser le lanceur en est une autre, ce que ne pouvait guère faire l’ESA. Frédéric d’Allest a très vite saisi l’enjeu et propose pour cela la création d’une société rapidement appelée Arianespace. Charles Bigot, premier directeur des lanceurs au CNES (1966) et premier directeur commercial d’Arianespace (1980), témoigne avec conviction : « Jamais l’Europe n’aurait pu devenir leader si on n’avait pas créé Arianespace. (…) Il fallait le génie volontariste de d’Allest pour oser cela et oser jusqu’au bout ! ». Frédéric d’Allest se souvient : « On a lancé toutes les négociations, avec tous les industriels de l’Europe et ensuite avec les délégations des Etats membres en 1978. J’ai été en mesure de signer au Salon du Bourget de 1979 ce qui a été l’acte fondateur d’Arianespace (…). Nous avions convenu de le signer de manière définitive trois mois après le premier lancement d’Ariane », qui intervient avec succès le 24 décembre 1979. Comme convenu, le 26 mars 1980, la société Arianespace voit le jour, Frédéric d’Allest en devient le premier président directeur général.
Enfin, pour assurer la pérennité d’Ariane, les responsables du programme sont convaincus qu’il faut également tout entreprendre pour que le lanceur soit et demeure compétitif. Frédéric d’Allest témoigne une nouvelle fois : « Il fallait absolument opérer au plus vite à des lancements double car, sinon, on deviendrait vite plus cher que les Américains et alors Intelsat n’aurait probablement jamais accepté notre proposition. C’est la raison pour laquelle nous avons donc présenté en parallèle d’Arianespace, le projet de lancer une filière Ariane pour pouvoir être compétitifs ; tout cela a été décidé dans la période 1976-1979 ». Ainsi, avant même que ne soit effectué son premier tir, Ariane est prévu d’évoluer rapidement en versions plus puissantes (Ariane 2, 3, puis 4) avec, en plus, le système SYLDA (Système de lancement double) permettant de placer sur orbite de transfert deux satellites d’un coup.
In fine, les fondateurs d’Arianespace inventent le concept de « transport spatial », expression qui devient même le slogan de la société lors du lancement le 23 mai 1984 du satellite américain de télécommunications Spacenet 1 par Ariane V9, lancement effectué pour la première fois pour le compte d’Arianespace. A cette occasion, une superbe affiche est réalisée, sur laquelle apparaît l’évolution des transports du bateau à l’avion en passant par la voiture, l’aérostat et le chemin de fer pour aboutir à… Ariane. En dessous, une légende annonce : « Inauguration de la première ligne commerciale de transport spatial, par Arianespace avec Spacenet 1, Kourou mai 1984 ».
Des entretiens : Raymond Orye & David Redon (19 novembre 2002) ; Frédéric d’Allest & David Redon (19 novembre 2002) ; Frédéric d’Allest & Philippe Varnoteaux & Pierre-François Mouriaux (18 février 2012) ; Charles Bigot & Philippe Varnoteaux & Pierre-François Mouriaux (6 février 2010).
Un ouvrage : Ariane, une épopée européenne, William Huon, Paris, ETAI, 2019.
Une vidéo du CNES sur le succès de l’aventure Ariane depuis Diamant, 1993.
Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence.
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