publié le 02 mars 2023 à 07:00
1442 mots
Alors que l'invasion russe de l'Ukraine a commencé depuis plus d'un an, aucun bilan consolidé n'est aujourd'hui disponible et seules des analyses partisanes ou partielles sont présentées. Voici une revue des chiffres disponibles à partir des données accessibles en source ouverte.
De tous temps, chacun des acteurs d'une guerre a cherché à réduire le nombre officiel de ses pertes tout en surestimant celles de l'ennemi. L'objectif est de maintenir le moral de sa population tout en tentant de soutenir l'idée que la guerre n'est pas soutenable par l'ennemi. Dans la guerre entre l'Ukraine et la Russie, la Russie a un troisième objectif au service duquel elle a mis en œuvre tous ses moyens de propagande : prétendre que les bilan humain pour l'Ukraine serait plus fzaible en cas de défaite. Autrement dit : "arrêtez de soutenir les Ukrainiens, cela sauvera des vies"...
Les derniers bilans fournis par les belligérants sont les suivants :
Les données publiées par les services de renseignement sont d'une toute autre ampleur :
Les pertes ukrainiennes seraient ainsi deux fois plus faibles que celles de la Russie. Quelle crédibilité accorder à ces chiffres ?
Il est possible de réaliser des estimations à partir de données historiques, en utilisant des multiples de pertes à partir d'éléments connus, comme le nombre de véhicules détruits ou d'officiers tués. Lors de l'invasion soviétique de l'Afghanistan, l'URSS et ses supplétifs afghans ont subi 45.000 décès dont 3.000 officiers, et une estimation basse de 100.000 blessés (seuls les 53.000 blessés soviétiques sont connus), soit un total de 145.000 pertes (tués + blessés). Côté matériel, plus de 14.000 blindés, aéronefs et véhicules logistique sont perdus. On a donc un ratio de 50 pertes par officier tué, et 10 pertes par équipement détruit.
Or un travail d'analyse méticuleux est conduit par des communautés spécialisées dans la collecte massive des données disponibles de manière transparente : l'OSINT, acronyme de open source intelligence. Deux bases de données vont nous intéresser : la comptabilisation des officiers tués et celle des équipements perdus.
Le compte Twitter @KilledInUkraine répertorie les officiers russes tués à partir des médailles décernées à titre posthume, des cérémonies funéraires, des plaques commémoratives déposées ou des message médias sociaux... Ce décompte macabre a permis d'identifier nommément 1820 officiers, classés par nom et grade (voir liste complète en suivant ce lien), avec un décalage moyen de deux mois entre le décès et son identification par ces analystes. Le rythme de décès serait donc de 180 officiers par mois, et le chiffre serait de 2200 officiers aujourd'hui. Or il ne s'agit que de la face émergée de l'iceberg : d'après les rares cas où le bilan réel des morts d'une unité est connu, la réalité est deux fois pire que ce que la collecte permet de définir. Il y a donc au moins 4.000 officiers russes tués en Ukraine. En appliquant les ratios vus précédemment, il y aurait 200.000 pertes dont 60.000 morts dans l'Armée russe à ce jour. Malgré quelques tentatives de construction d'une liste équivalente suivant les mors ukrainiennes, aucunes données structurées ne sont disponibles.
La région séparatiste de Donetsk (ou DNR) est pour sa part totalement transparente dans ses pertes depuis le début de la guerre. En décembre, celle-ci avait officialisé 17.329 blessés et 4.163 morts parmi ses combattants, ce qui signifie que 20% des forces engagées par la DNR sont mortes ! Un tel volume pour une armée qui ne représentait que 6 à 8% des forces prorusses (jusqu'à la mobilisation de l'automne) signifierait un bilan humain total pour les forces russes compris entre de 52.000 et 70.000 morts...
De nombreux volontaires répertorient les pertes matérielles à partir des photos partagées par les belligérants, les journalistes ou la population générale. La collecte, synthétisée sur le site Oryx, répertorie 9.441 équipements perdus (voir la liste ici), dont 1.782 chars, 2.135 véhicules de combat d'infanterie, etc (liste complète ci-contre)... Encore une fois, il ne s'agit que des pertes prouvées par l'image alors que de nombreux autres destructions sont probables. D'après les cas où une comparaison a été possible, le nombre réel de pertes matérielles est 30% supérieur, soit plus de 12.000 équipements lourds. Si le chiffre de 10 pertes par équipement est appliqué, on arrive à un minimum de 120.000 hommes dont 40.000 morts, un chiffre très largement sous-estimé.
Car si ces estimations permettent bien de donner un ordre de grandeur, elles ne prennent pas en compte une pratique devenue monnaie courante dans les forces russes : le recours à la "chair à canon". Avec ces pratiques issues des deux guerres mondiales, beaucoup de morts sont à déplorer sans que le moindre équipement ne puisse être détruit et comptabilisé. La milice privée Wagner en est une belle illustration, car sur les 50.000 prisonniers engagés sur le front ukrainien, seuls 10.000 seraient encore aptes au combat d'après un ONG russe spécialisée dans le sort des prisonniers (source). Le directeur de la société, Evgueni Prigojine, a pour sa part reconnu dans un message Telegram que ses forces comptaient plusieurs centaines de morts quotidiennes juste dans les assauts sur la région de Bakhmut, et ce depuis plusieurs mois...
Côté ukrainien, la réalité des pertes matérielles serait deux fois supérieure aux données prouvées par l'image, et on aurait donc plus de 6.000 équipements perdus (liste complète ici), soit un minimum de 60.000 pertes.
Au global, même si les ordres de grandeur sont respectés, les analyses réalisées à partir des données disponibles en OSINT donnent des résultats inférieurs aux éléments fournis par les services de renseignement:
L'Ukraine aurait-elle pu perdre deux fois moins d'hommes que la Russie dans cette première année de guerre ? Une défense réussie ou une offensive ratée coûtent plus à l'assaillant qu'au défenseur, ce fut le cas aux détriments de la Russie pour les batailles de Kyiv, de Bakhmut, de Vuhledar, Severodonetsk, Mykolaiv...
A l'inverse, une offensive réussie coûte plus cher au défenseur, ce qui fut le cas de la Russie lors des grandes contre-offensives (Kherson, Lyman, Koupiansk, Izium...) ou de l'Ukraine lorsqu'elle a perdu l'accès à la Mer d'Azov. Soulignons que le camp qui subit le plus de pertes peut néanmoins avancer et s'emparer d'une ville, comme la prise de Severodonetsk par la Russie qui s'apparente à une victoire à la Pyrrhus, ce qui risque d'être à nouveau le cas prochainement à Bakhmut.
Au-dela des enjeux de communication des protagonistes, les armées engagées ont déja subi plus de 100.000 morts. Mais l'Ukraine, théâtre du conflit, subit un bilan civil absolument dramatique très difficile à quantifier même s'il commence à se préciser dans certains cas. La ville ayant subi le plus de massacre est sans aucun doute celle de Marioupol que la Russie a pour ainsi dire rasé à coup d'artillerie. Une analyse OSINT réalisée par l'Associated Press (disponible ici) en décembre a pu y déterminer un nombre minimal de 75.000 morts dans cette seule ville, laissant craindre un bilan global bien plus catastrophique étant donné l'ampleur des destructions observées dans toutes les villes de la ligne de front...
La question est désormais de savoir si la guerre est humainement soutenable pour les deux pays. L'Ukraine n'a d'autre choix que de résister quelles que soient les pertes, et celles-ci sont a priori largement inférieures à celles de la Russie malgré les a priori et la propagande russe. La Russie, de son côté, fait clairement comprendre qu'elle a le temps et la masse humaine pour elle, avec la probable prochaine annonce de nouvelles levées de conscrits. La clé se trouve probablement dans la société civile russe. Depuis septembre 2022, seule une minorité de russes sont favorables à la poursuite des opérations militaires (sondage de l'institut de sondage russe Levada, voir ici), mais cette opposition ne se traduit pas encore par une opposition franche telle que celle de l'Union des comités de mères de soldats qui avaient pu obtenir la fin de la guerre d'Afghanistan.
Alors que l'invasion russe de l'Ukraine a commencé depuis plus d'un an, aucun bilan consolidé n'est aujourd'hui disponible et seules des analyses partisanes ou partielles sont présentées. Voici une revue des chiffres disponibles à partir des données accessibles en source ouverte.
De tous temps, chacun des acteurs d'une guerre a cherché à réduire le nombre officiel de ses pertes tout en surestimant celles de l'ennemi. L'objectif est de maintenir le moral de sa population tout en tentant de soutenir l'idée que la guerre n'est pas soutenable par l'ennemi. Dans la guerre entre l'Ukraine et la Russie, la Russie a un troisième objectif au service duquel elle a mis en œuvre tous ses moyens de propagande : prétendre que les bilan humain pour l'Ukraine serait plus fzaible en cas de défaite. Autrement dit : "arrêtez de soutenir les Ukrainiens, cela sauvera des vies"...
Les derniers bilans fournis par les belligérants sont les suivants :
Les données publiées par les services de renseignement sont d'une toute autre ampleur :
Les pertes ukrainiennes seraient ainsi deux fois plus faibles que celles de la Russie. Quelle crédibilité accorder à ces chiffres ?
Il est possible de réaliser des estimations à partir de données historiques, en utilisant des multiples de pertes à partir d'éléments connus, comme le nombre de véhicules détruits ou d'officiers tués. Lors de l'invasion soviétique de l'Afghanistan, l'URSS et ses supplétifs afghans ont subi 45.000 décès dont 3.000 officiers, et une estimation basse de 100.000 blessés (seuls les 53.000 blessés soviétiques sont connus), soit un total de 145.000 pertes (tués + blessés). Côté matériel, plus de 14.000 blindés, aéronefs et véhicules logistique sont perdus. On a donc un ratio de 50 pertes par officier tué, et 10 pertes par équipement détruit.
Or un travail d'analyse méticuleux est conduit par des communautés spécialisées dans la collecte massive des données disponibles de manière transparente : l'OSINT, acronyme de open source intelligence. Deux bases de données vont nous intéresser : la comptabilisation des officiers tués et celle des équipements perdus.
Le compte Twitter @KilledInUkraine répertorie les officiers russes tués à partir des médailles décernées à titre posthume, des cérémonies funéraires, des plaques commémoratives déposées ou des message médias sociaux... Ce décompte macabre a permis d'identifier nommément 1820 officiers, classés par nom et grade (voir liste complète en suivant ce lien), avec un décalage moyen de deux mois entre le décès et son identification par ces analystes. Le rythme de décès serait donc de 180 officiers par mois, et le chiffre serait de 2200 officiers aujourd'hui. Or il ne s'agit que de la face émergée de l'iceberg : d'après les rares cas où le bilan réel des morts d'une unité est connu, la réalité est deux fois pire que ce que la collecte permet de définir. Il y a donc au moins 4.000 officiers russes tués en Ukraine. En appliquant les ratios vus précédemment, il y aurait 200.000 pertes dont 60.000 morts dans l'Armée russe à ce jour. Malgré quelques tentatives de construction d'une liste équivalente suivant les mors ukrainiennes, aucunes données structurées ne sont disponibles.
La région séparatiste de Donetsk (ou DNR) est pour sa part totalement transparente dans ses pertes depuis le début de la guerre. En décembre, celle-ci avait officialisé 17.329 blessés et 4.163 morts parmi ses combattants, ce qui signifie que 20% des forces engagées par la DNR sont mortes ! Un tel volume pour une armée qui ne représentait que 6 à 8% des forces prorusses (jusqu'à la mobilisation de l'automne) signifierait un bilan humain total pour les forces russes compris entre de 52.000 et 70.000 morts...
De nombreux volontaires répertorient les pertes matérielles à partir des photos partagées par les belligérants, les journalistes ou la population générale. La collecte, synthétisée sur le site Oryx, répertorie 9.441 équipements perdus (voir la liste ici), dont 1.782 chars, 2.135 véhicules de combat d'infanterie, etc (liste complète ci-contre)... Encore une fois, il ne s'agit que des pertes prouvées par l'image alors que de nombreux autres destructions sont probables. D'après les cas où une comparaison a été possible, le nombre réel de pertes matérielles est 30% supérieur, soit plus de 12.000 équipements lourds. Si le chiffre de 10 pertes par équipement est appliqué, on arrive à un minimum de 120.000 hommes dont 40.000 morts, un chiffre très largement sous-estimé.
Car si ces estimations permettent bien de donner un ordre de grandeur, elles ne prennent pas en compte une pratique devenue monnaie courante dans les forces russes : le recours à la "chair à canon". Avec ces pratiques issues des deux guerres mondiales, beaucoup de morts sont à déplorer sans que le moindre équipement ne puisse être détruit et comptabilisé. La milice privée Wagner en est une belle illustration, car sur les 50.000 prisonniers engagés sur le front ukrainien, seuls 10.000 seraient encore aptes au combat d'après un ONG russe spécialisée dans le sort des prisonniers (source). Le directeur de la société, Evgueni Prigojine, a pour sa part reconnu dans un message Telegram que ses forces comptaient plusieurs centaines de morts quotidiennes juste dans les assauts sur la région de Bakhmut, et ce depuis plusieurs mois...
Côté ukrainien, la réalité des pertes matérielles serait deux fois supérieure aux données prouvées par l'image, et on aurait donc plus de 6.000 équipements perdus (liste complète ici), soit un minimum de 60.000 pertes.
Au global, même si les ordres de grandeur sont respectés, les analyses réalisées à partir des données disponibles en OSINT donnent des résultats inférieurs aux éléments fournis par les services de renseignement:
L'Ukraine aurait-elle pu perdre deux fois moins d'hommes que la Russie dans cette première année de guerre ? Une défense réussie ou une offensive ratée coûtent plus à l'assaillant qu'au défenseur, ce fut le cas aux détriments de la Russie pour les batailles de Kyiv, de Bakhmut, de Vuhledar, Severodonetsk, Mykolaiv...
A l'inverse, une offensive réussie coûte plus cher au défenseur, ce qui fut le cas de la Russie lors des grandes contre-offensives (Kherson, Lyman, Koupiansk, Izium...) ou de l'Ukraine lorsqu'elle a perdu l'accès à la Mer d'Azov. Soulignons que le camp qui subit le plus de pertes peut néanmoins avancer et s'emparer d'une ville, comme la prise de Severodonetsk par la Russie qui s'apparente à une victoire à la Pyrrhus, ce qui risque d'être à nouveau le cas prochainement à Bakhmut.
Au-dela des enjeux de communication des protagonistes, les armées engagées ont déja subi plus de 100.000 morts. Mais l'Ukraine, théâtre du conflit, subit un bilan civil absolument dramatique très difficile à quantifier même s'il commence à se préciser dans certains cas. La ville ayant subi le plus de massacre est sans aucun doute celle de Marioupol que la Russie a pour ainsi dire rasé à coup d'artillerie. Une analyse OSINT réalisée par l'Associated Press (disponible ici) en décembre a pu y déterminer un nombre minimal de 75.000 morts dans cette seule ville, laissant craindre un bilan global bien plus catastrophique étant donné l'ampleur des destructions observées dans toutes les villes de la ligne de front...
La question est désormais de savoir si la guerre est humainement soutenable pour les deux pays. L'Ukraine n'a d'autre choix que de résister quelles que soient les pertes, et celles-ci sont a priori largement inférieures à celles de la Russie malgré les a priori et la propagande russe. La Russie, de son côté, fait clairement comprendre qu'elle a le temps et la masse humaine pour elle, avec la probable prochaine annonce de nouvelles levées de conscrits. La clé se trouve probablement dans la société civile russe. Depuis septembre 2022, seule une minorité de russes sont favorables à la poursuite des opérations militaires (sondage de l'institut de sondage russe Levada, voir ici), mais cette opposition ne se traduit pas encore par une opposition franche telle que celle de l'Union des comités de mères de soldats qui avaient pu obtenir la fin de la guerre d'Afghanistan.
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