A la veille de Noël 1979, l’Europe, sous l’impulsion de la France, procédait depuis le Centre spatial guyanais au premier lancement de la fusée Ariane. Retour sur une belle réussite technologique européenne.
Le 26 novembre dernier, depuis Kourou, le 250e lanceur Ariane (version 5 ECA) plaçait sur orbite géostationnaire deux satellites de télécommunications : l’égyptien Tiba-1 (5 600 kg) et le GX5 (4 007 kg) de l’organisation Inmarsat. Ce nouveau succès offrait dans le même temps à Ariane un joli cadeau de Noël pour fêter ses 40 ans d’exploitation.
Un lanceur pour l’Europe, pour quoi faire ?
Dès les années 60, se profile un espace commercial, principalement dans le domaine des (télé)communications. Les premiers satellites dédiés sont Américains (SCORE en 1958, Courier 1B en 1960, Telstar 1 en 1962, etc.). En Europe, plusieurs nations souhaitent s’engager dans ce nouveau secteur d’activité, afin de ne pas laisser les Américains seuls maîtres du jeu. Ainsi, dès 1963, la France et l’Allemagne entament des négociations qui aboutissent en 1967 au programme Symphonie, consistant en deux satellites de télécommunications (200 kg chacun sans leur moteur d’apogée) devant être placés sur orbite par le lanceur européen Europa II en cours de développement. Seulement voilà, Europa I et II ne connaissent que des déboires : entre août 1967 et novembre 1971, il y a six lancements… qui se soldent par six échecs, dont le sixième qui est le premier (et dernier) Europa II. Dès lors, comment lancer les Symphonie ?
En 1972, un accord est obtenu auprès des Américains : ceux-ci acceptent de les lancer (en 1974-75) mais, en contrepartie, interdisent aux Européens un usage commercial de leurs satellites. L’Europe se retrouve littéralement muselée, voire assujettie, une situation perçue comme intolérable en France. Début 1973, celle-ci, à travers son Centre national d’études spatiales (CNES), propose à ses partenaires européens la réalisation d’un Lanceur de Substitution de 3e génération (LIIIS)…
Le fil d’Ariane.
Depuis 1968, les Français, à travers le rapport Causse (du nom du directeur du Comité consultatif des programmes de la Conférence spatiale européenne), préconisaient déjà le développement d’un lanceur pouvant placer sur orbite géostationnaire des satellites plus importants que les Symphonie. Ce devait être Europa III avec une capacité d’emport d’environ 500 kg. Toutefois, les échecs d’Europa I et II hypothèquent Europa III qui ne résiste pas à la proposition française : capable de placer une charge de 1,7 t sur orbite, le LIIIS est adopté lors de la Conférence spatiale européenne de Bruxelles du 31 juillet 1973. Pour rassurer et achever de convaincre ses partenaires, la France accepte de porter l’essentiel du poids financier à hauteur de 62 %, et de soutenir les deux autres grands projets en cours de négociation (le laboratoire orbital Spacelab (appelé à voler à bord des navettes américaines), projet porté par l’Allemagne, et les satellites de communication maritime MAROT / MARECS, ardemment voulus par les Britanniques).
Il ne restait alors plus qu’à trouver un nom plus vendeur en lieu et place de « L3S ». En septembre 1973, parmi les noms qui circulent figurent ceux de Phénix, Orion, Vega, Stella… Féru de mythologie et sensible à la métaphore du fil d’Ariane qui a permis au héros Thésée de sortir de l’impasse du labyrinthe dans lequel il allait se trouver, le ministre français du Développement industriel et scientifique Jean Charbonnel propose le nom de… Ariane.
L’architecture Ariane.
Pour réaliser Ariane, la France sollicite la coopération d’une quarantaine d’entreprises, d’une douzained’Etats européens (France, Allemagne, Italie, Belgique, Espagne, Pays-Bas, Suède, Suisse, Norvège, Autriche, Danemark, Irlande) et du CNES qui en a la maîtrise d’œuvre ; quant à la composante industrielle, elle est confiée au groupe français Aérospatiale.
Dès lors, tout va très vite : en 1977-78 interviennent avec succès les essais au sol des moteurs du 1er étage, puis en 1978 ceux des 2e et 3èe étages. Au final, Ariane est un lanceur à 3 étages – les 1er et 2e utilisent une propulsion à liquides de l’UDMH et de peroxyde d’azote, le 3e étage fait appel à l’hydrogène et l’oxygène liquides – d’une hauteur de 47,4 m, d’un diamètre de 3,8 m pour une masse totale de 208 t. Ariane est ainsi capable d’emporter un satellite de 750 kg sur une orbite géostationnaire ou un satellite de 1 750 kg sur une orbite de transfert.
Le premier lancement.
Le succès est désormais vital « pour l’Europe, comme le souligne Pierre Langereux dans l’éditorial de Air & Cosmos n°791 daté du 15 décembre 1979, dont c’est probablement la dernière chance de réaliser ses ambitions spatiales, face à la domination technique et commerciale des Etats-Unis ». La pression est forte sur le premier lancement.
Le début de la première campagne de tir commence le 1er octobre 1979. Le lanceur est préparé et longuement testé. Le 13 décembre, les officiels arrivent. 2 500 ingénieurs, techniciens et ouvriers ont jusqu’alors œuvré pour la réussite du premier tir prévu le 15 décembre. Ce jour-là, il pleut… Soudain, les moteurs s’allument, mais la fusée ne décolle pas ! Le tir est avorté en raison d’une défaillance dans une tuyauterie de mesure de pression à l’intérieur de la chambre de combustion d’un moteur. Afin de réussir la seconde tentative de lancement, une course contre la montre s’engage pour les équipes d’intervention et les responsables. « Je ne dormais plus, je courrais partout ! », se souvient Frédéric d’Allest, alors directeur des Lanceurs au CNES.
La seconde tentative intervient le 23 décembre. Mais, plusieurs arrêts de la chronologie empêchent le tir à cause de la météo, suivis d’une tension des batteries de l’ordinateur K1 et, enfin, des soucis de pression au niveau de la sphère d’hélium. Le lancement est reporté au lendemain. Des incidents émaillent de nouveau la séquence de tir notamment à cause du clapet de pressurisation du réservoir d’hydrogène, de l’ordinateur K2 ou encore de la chute de pression dans la sphère d’hélium. Puis, à 14h14, les moteurs du 1er étage s’allument et… 3 secondes plus tard Ariane décolle enfin ! 825 secondes plus tard, la Capsule technologique (CAT) embarquée par Ariane est placée sur orbite. Suivent les applaudissements et le délire collectif ! Le pari est réussi, la France vient d’offrir à l’Europe son indépendance spatiale.
Les secrets du succès d’Ariane.
Si Ariane connaît par la suite quelques échecs, il devient cependant rapidement un des meilleurs lanceurs commerciaux au monde, rivalisant avec les plus grands. Quel en est le secret, si tant est qu’il y en ait un ?
Le succès d’Ariane s’explique d’abord par les volontés et les soutiens politiques, mais aussi parce que les concepteurs et décideurs ont été des visionnaires – citons Frédéric d’Allest, Roger Vignelles (chef de projet Ariane), Yves Sillard (directeur général du CNES), Hubert Curien (résident du CNES), etc. Dès l’origine, ces derniers ont su anticiper en prévoyant d’adapter Ariane au contexte sans cesse évolutif, avec le souci constant de diminuer les coûts tout en lançant des satellites de plus en plus lourds. Pour ce faire, les performances d’Ariane ont été régulièrement augmentées (Ariane 2 et 3, puis 4) avec la capacité de procéder à des lancements doubles (grâce au système SYLDA utilisé dès le cinquième tir en 1982). Enfin, pour faire face à l’impressionnante dynamique américaine, Frédéric d’Allest a eu le coup de génie de mettre en place dès le 26 mars 1980 Arianespace, une société regroupant 36 entreprises, 13 banques et le CNES, pour commercialiser Ariane, la première du genre au monde. De ce fait, il fallait attirer au plus vite des clients, avant que ceux-ci ne fassent appel aux services américains : « J’ai fait une tournée européenne en compagnie de Yves Sillard (…), se souvient Frédéric d’Allest, on est également partis négocier à Washington un lancement Ariane pour Intelsat (…) qui était le plus grand opérateur de satellites de télécommunication au monde et celui-ci se moquait bien de savoir si ses satellites seraient lancés par une fusée ou une navette… On a fini par convaincre ! ».
A lire : dans l’article « Ariane a 40 ans », paru dans l’Histoire n°466 de décembre 2019, l’auteur aborde la suite de l’aventure Ariane jusqu’au choix stratégique d’Ariane 6.
Références.
Un témoignage : de Frédéric d’Allest lors d’un entretien avec Pierre-François Mouriaux et Philippe Varnoteaux, Meudon, 18 février 2012.
Un ouvrage : Ariane. Une épopée européenne, William Huon, E-T-A-I., Antony, 2019.
Une vidéo : sur le premier lancement d’Ariane, le 24 décembre 1979, CSG / CNES.
Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence.
A la veille de Noël 1979, l’Europe, sous l’impulsion de la France, procédait depuis le Centre spatial guyanais au premier lancement de la fusée Ariane. Retour sur une belle réussite technologique européenne.
Le 26 novembre dernier, depuis Kourou, le 250e lanceur Ariane (version 5 ECA) plaçait sur orbite géostationnaire deux satellites de télécommunications : l’égyptien Tiba-1 (5 600 kg) et le GX5 (4 007 kg) de l’organisation Inmarsat. Ce nouveau succès offrait dans le même temps à Ariane un joli cadeau de Noël pour fêter ses 40 ans d’exploitation.
Un lanceur pour l’Europe, pour quoi faire ?
Dès les années 60, se profile un espace commercial, principalement dans le domaine des (télé)communications. Les premiers satellites dédiés sont Américains (SCORE en 1958, Courier 1B en 1960, Telstar 1 en 1962, etc.). En Europe, plusieurs nations souhaitent s’engager dans ce nouveau secteur d’activité, afin de ne pas laisser les Américains seuls maîtres du jeu. Ainsi, dès 1963, la France et l’Allemagne entament des négociations qui aboutissent en 1967 au programme Symphonie, consistant en deux satellites de télécommunications (200 kg chacun sans leur moteur d’apogée) devant être placés sur orbite par le lanceur européen Europa II en cours de développement. Seulement voilà, Europa I et II ne connaissent que des déboires : entre août 1967 et novembre 1971, il y a six lancements… qui se soldent par six échecs, dont le sixième qui est le premier (et dernier) Europa II. Dès lors, comment lancer les Symphonie ?
En 1972, un accord est obtenu auprès des Américains : ceux-ci acceptent de les lancer (en 1974-75) mais, en contrepartie, interdisent aux Européens un usage commercial de leurs satellites. L’Europe se retrouve littéralement muselée, voire assujettie, une situation perçue comme intolérable en France. Début 1973, celle-ci, à travers son Centre national d’études spatiales (CNES), propose à ses partenaires européens la réalisation d’un Lanceur de Substitution de 3e génération (LIIIS)…
Le fil d’Ariane.
Depuis 1968, les Français, à travers le rapport Causse (du nom du directeur du Comité consultatif des programmes de la Conférence spatiale européenne), préconisaient déjà le développement d’un lanceur pouvant placer sur orbite géostationnaire des satellites plus importants que les Symphonie. Ce devait être Europa III avec une capacité d’emport d’environ 500 kg. Toutefois, les échecs d’Europa I et II hypothèquent Europa III qui ne résiste pas à la proposition française : capable de placer une charge de 1,7 t sur orbite, le LIIIS est adopté lors de la Conférence spatiale européenne de Bruxelles du 31 juillet 1973. Pour rassurer et achever de convaincre ses partenaires, la France accepte de porter l’essentiel du poids financier à hauteur de 62 %, et de soutenir les deux autres grands projets en cours de négociation (le laboratoire orbital Spacelab (appelé à voler à bord des navettes américaines), projet porté par l’Allemagne, et les satellites de communication maritime MAROT / MARECS, ardemment voulus par les Britanniques).
Il ne restait alors plus qu’à trouver un nom plus vendeur en lieu et place de « L3S ». En septembre 1973, parmi les noms qui circulent figurent ceux de Phénix, Orion, Vega, Stella… Féru de mythologie et sensible à la métaphore du fil d’Ariane qui a permis au héros Thésée de sortir de l’impasse du labyrinthe dans lequel il allait se trouver, le ministre français du Développement industriel et scientifique Jean Charbonnel propose le nom de… Ariane.
L’architecture Ariane.
Pour réaliser Ariane, la France sollicite la coopération d’une quarantaine d’entreprises, d’une douzained’Etats européens (France, Allemagne, Italie, Belgique, Espagne, Pays-Bas, Suède, Suisse, Norvège, Autriche, Danemark, Irlande) et du CNES qui en a la maîtrise d’œuvre ; quant à la composante industrielle, elle est confiée au groupe français Aérospatiale.
Dès lors, tout va très vite : en 1977-78 interviennent avec succès les essais au sol des moteurs du 1er étage, puis en 1978 ceux des 2e et 3èe étages. Au final, Ariane est un lanceur à 3 étages – les 1er et 2e utilisent une propulsion à liquides de l’UDMH et de peroxyde d’azote, le 3e étage fait appel à l’hydrogène et l’oxygène liquides – d’une hauteur de 47,4 m, d’un diamètre de 3,8 m pour une masse totale de 208 t. Ariane est ainsi capable d’emporter un satellite de 750 kg sur une orbite géostationnaire ou un satellite de 1 750 kg sur une orbite de transfert.
Le premier lancement.
Le succès est désormais vital « pour l’Europe, comme le souligne Pierre Langereux dans l’éditorial de Air & Cosmos n°791 daté du 15 décembre 1979, dont c’est probablement la dernière chance de réaliser ses ambitions spatiales, face à la domination technique et commerciale des Etats-Unis ». La pression est forte sur le premier lancement.
Le début de la première campagne de tir commence le 1er octobre 1979. Le lanceur est préparé et longuement testé. Le 13 décembre, les officiels arrivent. 2 500 ingénieurs, techniciens et ouvriers ont jusqu’alors œuvré pour la réussite du premier tir prévu le 15 décembre. Ce jour-là, il pleut… Soudain, les moteurs s’allument, mais la fusée ne décolle pas ! Le tir est avorté en raison d’une défaillance dans une tuyauterie de mesure de pression à l’intérieur de la chambre de combustion d’un moteur. Afin de réussir la seconde tentative de lancement, une course contre la montre s’engage pour les équipes d’intervention et les responsables. « Je ne dormais plus, je courrais partout ! », se souvient Frédéric d’Allest, alors directeur des Lanceurs au CNES.
La seconde tentative intervient le 23 décembre. Mais, plusieurs arrêts de la chronologie empêchent le tir à cause de la météo, suivis d’une tension des batteries de l’ordinateur K1 et, enfin, des soucis de pression au niveau de la sphère d’hélium. Le lancement est reporté au lendemain. Des incidents émaillent de nouveau la séquence de tir notamment à cause du clapet de pressurisation du réservoir d’hydrogène, de l’ordinateur K2 ou encore de la chute de pression dans la sphère d’hélium. Puis, à 14h14, les moteurs du 1er étage s’allument et… 3 secondes plus tard Ariane décolle enfin ! 825 secondes plus tard, la Capsule technologique (CAT) embarquée par Ariane est placée sur orbite. Suivent les applaudissements et le délire collectif ! Le pari est réussi, la France vient d’offrir à l’Europe son indépendance spatiale.
Les secrets du succès d’Ariane.
Si Ariane connaît par la suite quelques échecs, il devient cependant rapidement un des meilleurs lanceurs commerciaux au monde, rivalisant avec les plus grands. Quel en est le secret, si tant est qu’il y en ait un ?
Le succès d’Ariane s’explique d’abord par les volontés et les soutiens politiques, mais aussi parce que les concepteurs et décideurs ont été des visionnaires – citons Frédéric d’Allest, Roger Vignelles (chef de projet Ariane), Yves Sillard (directeur général du CNES), Hubert Curien (résident du CNES), etc. Dès l’origine, ces derniers ont su anticiper en prévoyant d’adapter Ariane au contexte sans cesse évolutif, avec le souci constant de diminuer les coûts tout en lançant des satellites de plus en plus lourds. Pour ce faire, les performances d’Ariane ont été régulièrement augmentées (Ariane 2 et 3, puis 4) avec la capacité de procéder à des lancements doubles (grâce au système SYLDA utilisé dès le cinquième tir en 1982). Enfin, pour faire face à l’impressionnante dynamique américaine, Frédéric d’Allest a eu le coup de génie de mettre en place dès le 26 mars 1980 Arianespace, une société regroupant 36 entreprises, 13 banques et le CNES, pour commercialiser Ariane, la première du genre au monde. De ce fait, il fallait attirer au plus vite des clients, avant que ceux-ci ne fassent appel aux services américains : « J’ai fait une tournée européenne en compagnie de Yves Sillard (…), se souvient Frédéric d’Allest, on est également partis négocier à Washington un lancement Ariane pour Intelsat (…) qui était le plus grand opérateur de satellites de télécommunication au monde et celui-ci se moquait bien de savoir si ses satellites seraient lancés par une fusée ou une navette… On a fini par convaincre ! ».
A lire : dans l’article « Ariane a 40 ans », paru dans l’Histoire n°466 de décembre 2019, l’auteur aborde la suite de l’aventure Ariane jusqu’au choix stratégique d’Ariane 6.
Références.
Un témoignage : de Frédéric d’Allest lors d’un entretien avec Pierre-François Mouriaux et Philippe Varnoteaux, Meudon, 18 février 2012.
Un ouvrage : Ariane. Une épopée européenne, William Huon, E-T-A-I., Antony, 2019.
Une vidéo : sur le premier lancement d’Ariane, le 24 décembre 1979, CSG / CNES.
Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence.
Bonjours, j'attends de vos nouvelles Salutations.M.BARNOIN.
Bonjours, j'attends de vos nouvelles Salutations.M.BARNOIN.