Le 6 juillet 1945, l’ingénieur Jean-Jacques Barré réussissait le tir d’un EA 1941, la première fusée française à propergol liquide. La France rejoignait ainsi le club fermé des pays cherchant à maîtriser cette technologie.
Entré à l’école Polytechnique en 1922, Jean-Jacques Barré intègre en 1924 l’Ecole d’Artillerie de Fontainebleau. Parallèlement à sa carrière militaire, celui-ci se passionne également pour l’astronomie et les « voyages dans l’espace ». Chez lui, il dispose même d’un télescope de 185 mm qu’il a lui-même monté. Le 8 juin 1927, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, Jean-Jacques Barré vient écouter le pionnier de l’aéronautique Robert Esnault-Pelterie qui donne une conférence sur « L’exploration par fusées de la très haute atmosphère et la possibilité des voyages interplanétaires ». Conquis, Barré est désormais convaincu de la faisabilité des vols dans l’espace.
Dès 1927-28, Jean-Jacques Barré se lie d’amitié avec Esnault-Pelterie, avec lequel il échange et engage une collaboration qui allait durer six années. Il se met à étudier la question des propergols liquides, de l’injection de ces derniers, du refroidissement des tuyères, du dosage des ergols, etc., ainsi que de l’organisation d’un banc d’essai au point fixe à Satory pour y tester des moteurs-fusées.
Au début des années 30, Jean-Jacques Barré constate et s’inquiète de l’essor des activités de fusée en Allemagne, aux Etats-Unis ou encore en URSS. Partageant le même sentiment, Esnault-Pelterie finit par obtenir un appui de la part des militaires qui lui versent une subvention et lui détachent dans son laboratoire le 25 septembre 1931 le jeune lieutenant Barré. Mais, un an plus tard, ce dernier doit quitter le laboratoire pour rejoindre la Section technique de l’Artillerie (STA) ; celui-ci perçoit assez mal ce rappel qu’il ressent comme un exil forcé. Quant à Esnault-Pelterie, les militaires estiment que ses travaux n’avancent pas assez vite et diminuent progressivement les crédits.
L’arrivée au pouvoir d’Hitler laisse présager un futur menaçant. Dès avril 1933, l’ingénieur militaire Barré est nommé à la Commission des Poudres de guerre de Versailles. Les recherches en matière d’armement sont de nouveau sollicitées. Les autorités militaires autorisent Barré à reprendre ses travaux sur les fusées mais « hors de son temps courant », comme le notifient ses supérieurs hiérarchiques…
La défaite de juin 1940 interrompt les études de Barré qui, en novembre, est affecté à Lyon à la Section technique de l’Artillerie. Cette dernière est alors reconstituée clandestinement en Zone libre sous le nom de Service central des marchés et de surveillance des approvisionnements (SCMSA), placé sous l’autorité du général Arnaud et du colonel Dubouloz (directeur du SCMSA). Jean-Jacques Barré reçoit alors la mission d’étudier une fusée à propulsion à liquides. Le 4 juillet 1941, le Secrétariat d’Etat à la Guerre finance les recherches de Barré à la hauteur de 300 000 francs avec, pour objectif, la construction de vingt-deux « engins gazogénérateurs » autrement dit des propulseurs-fusées. Ceux-ci prennent le nom de EA 1941 (« Engin Autopropulsé année 1941 »). D’une longueur de 3,13 m, d’un diamètre de 260 mm pour une masse totale de 100 kg, l’EA 1941 fonctionnera à l’oxygène liquide et à l’éther de pétrole et devra être capable d’emporter une charge explosive de 25 kg jusqu’à une distance de l’ordre d’une centaine de kilomètres.
Le 15 novembre 1941, au camp du Larzac, Jean-Jacques Barré procède au premier essai au banc d’un EA 1941 qui explose après avoir fonctionné 42 secondes. Six autres sont effectués au Larzac puis à partir de juillet 1942 à Vancia près de Lyon, avec des résultats plus ou moins concluants. Le septième et dernier essai intervient le 24 septembre 1942 : le moteur développe une poussée de 654,5 kg pendant près de 11 secondes. L’ensemble des essais étant plutôt prometteur, Jean-Jacques Barré estime qu’il est temps d’effectuer des tirs.
Les tirs de l’EA 1941 ne peuvent cependant être réalisés au risque d’alerter les Allemands. De ce fait, il est décidé de les poursuivre en Afrique du nord. Une mission est organisée à Beni-Ounif dans le sud oranais du 3 au 16 octobre 1942. Mais le débarquement des Alliés en Afrique du nord le 8 novembre 1942, suivi de l’invasion de la Zone libre par les Allemands et les Italiens, contrarie le plan. Le programme EA 1941 est alors mis en sommeil, le matériel est caché, tandis que les plans de la fusée sont communiqués à Londres. En attendant de jours meilleurs, Jean-Jacques Barré entre dans la résistance dans le réseau Gallia-Dubouloz, tout en poursuivant ses études théoriques sur les fusées.
Le débarquement de Provence à partir du 15 août 1944 permet la libération du sud de la France. Plein d’espoir, Jean-Jacques Barré veut entreprendre ses tirs au plus vite. Début septembre 1944, le matériel est récupéré et rassemblé, tandis qu’un polygone de tir est installé à la Renardière, dans la presqu’île de Saint-Mandrier près de Toulon.
Début mars 1945, l’équipe Barré se prépare à tirer le premier EA 1941 ; la Marine met à disposition plusieurs bâtiments et avions pour l’opération. Le 15 mars, l’engin décolle parfaitement, mais il se met à tourner et explose au bout de 5 secondes… Le tir du lendemain est également un échec, la fusée explose sur sa rampe. La cause des échecs est identifiée un peu plus tard : les parois des réservoirs se sont écaillées entraînant l’obturation des gicleurs.
Avec l’aide de la Société pour l’application générale de l’électricité et de la mécanique (SAGEM), la petite équipe de Barré reprend les tirs, toujours avec le soutien logistique de la Marine. Le 6 juillet 1945, trois EA 1941 sont préparés. Si le premier vol est presque réussi – la fusée retombe à une dizaine de kilomètres du site de lancement – le second échoue complètement, explosant juste après avoir quitté la rampe à cause d’une trop grande vitesse. En revanche, le troisième tir est un succès presque complet : à 19h45, l’engin décolle et, à la vitesse de 1 400 m/s, atteint une distance estimée à près de 60 km. Deux derniers tirs ont lieu le 18 juillet, mais les engins brûlent sur leur rampe…
Si les échecs montrent que la maîtrise d’engins de type balistique n’est pas simple, que cela nécessite du temps, de l’argent, du matériel de qualité avec le soutien d’industriels et des équipes plus étoffées, le troisième tir du 6 juillet a été « la première fusée française à carburants liquides [qui a] réalisé son premier vol, plus de dix ans après ses équivalentes allemandes, américaines et soviétiques », soulignait il y a quelques années le spécialiste Jacques Villain. Néanmoins, face à l’avènement du V2 allemand, l’EA 1941 (et son avatar EA 1946) n’aura pas d’avenir…
Une publication SEP : Jean-Jacques Barré, pionnier français des fusées et de l’astronautique, Jacques Villain, SEP, 1993
Un ouvrage : Robert Esnault-Pelterie. Du ciel aux étoiles, le génie solitaire, par Félix Torres et Jacques Villain, Confluences, 2007
Au Musée de l’Air et de l’espace du Bourget : un exemplaire de la fusée EA 1941 y est exposé.
Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence.
Le 6 juillet 1945, l’ingénieur Jean-Jacques Barré réussissait le tir d’un EA 1941, la première fusée française à propergol liquide. La France rejoignait ainsi le club fermé des pays cherchant à maîtriser cette technologie.
Entré à l’école Polytechnique en 1922, Jean-Jacques Barré intègre en 1924 l’Ecole d’Artillerie de Fontainebleau. Parallèlement à sa carrière militaire, celui-ci se passionne également pour l’astronomie et les « voyages dans l’espace ». Chez lui, il dispose même d’un télescope de 185 mm qu’il a lui-même monté. Le 8 juin 1927, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, Jean-Jacques Barré vient écouter le pionnier de l’aéronautique Robert Esnault-Pelterie qui donne une conférence sur « L’exploration par fusées de la très haute atmosphère et la possibilité des voyages interplanétaires ». Conquis, Barré est désormais convaincu de la faisabilité des vols dans l’espace.
Dès 1927-28, Jean-Jacques Barré se lie d’amitié avec Esnault-Pelterie, avec lequel il échange et engage une collaboration qui allait durer six années. Il se met à étudier la question des propergols liquides, de l’injection de ces derniers, du refroidissement des tuyères, du dosage des ergols, etc., ainsi que de l’organisation d’un banc d’essai au point fixe à Satory pour y tester des moteurs-fusées.
Au début des années 30, Jean-Jacques Barré constate et s’inquiète de l’essor des activités de fusée en Allemagne, aux Etats-Unis ou encore en URSS. Partageant le même sentiment, Esnault-Pelterie finit par obtenir un appui de la part des militaires qui lui versent une subvention et lui détachent dans son laboratoire le 25 septembre 1931 le jeune lieutenant Barré. Mais, un an plus tard, ce dernier doit quitter le laboratoire pour rejoindre la Section technique de l’Artillerie (STA) ; celui-ci perçoit assez mal ce rappel qu’il ressent comme un exil forcé. Quant à Esnault-Pelterie, les militaires estiment que ses travaux n’avancent pas assez vite et diminuent progressivement les crédits.
L’arrivée au pouvoir d’Hitler laisse présager un futur menaçant. Dès avril 1933, l’ingénieur militaire Barré est nommé à la Commission des Poudres de guerre de Versailles. Les recherches en matière d’armement sont de nouveau sollicitées. Les autorités militaires autorisent Barré à reprendre ses travaux sur les fusées mais « hors de son temps courant », comme le notifient ses supérieurs hiérarchiques…
La défaite de juin 1940 interrompt les études de Barré qui, en novembre, est affecté à Lyon à la Section technique de l’Artillerie. Cette dernière est alors reconstituée clandestinement en Zone libre sous le nom de Service central des marchés et de surveillance des approvisionnements (SCMSA), placé sous l’autorité du général Arnaud et du colonel Dubouloz (directeur du SCMSA). Jean-Jacques Barré reçoit alors la mission d’étudier une fusée à propulsion à liquides. Le 4 juillet 1941, le Secrétariat d’Etat à la Guerre finance les recherches de Barré à la hauteur de 300 000 francs avec, pour objectif, la construction de vingt-deux « engins gazogénérateurs » autrement dit des propulseurs-fusées. Ceux-ci prennent le nom de EA 1941 (« Engin Autopropulsé année 1941 »). D’une longueur de 3,13 m, d’un diamètre de 260 mm pour une masse totale de 100 kg, l’EA 1941 fonctionnera à l’oxygène liquide et à l’éther de pétrole et devra être capable d’emporter une charge explosive de 25 kg jusqu’à une distance de l’ordre d’une centaine de kilomètres.
Le 15 novembre 1941, au camp du Larzac, Jean-Jacques Barré procède au premier essai au banc d’un EA 1941 qui explose après avoir fonctionné 42 secondes. Six autres sont effectués au Larzac puis à partir de juillet 1942 à Vancia près de Lyon, avec des résultats plus ou moins concluants. Le septième et dernier essai intervient le 24 septembre 1942 : le moteur développe une poussée de 654,5 kg pendant près de 11 secondes. L’ensemble des essais étant plutôt prometteur, Jean-Jacques Barré estime qu’il est temps d’effectuer des tirs.
Les tirs de l’EA 1941 ne peuvent cependant être réalisés au risque d’alerter les Allemands. De ce fait, il est décidé de les poursuivre en Afrique du nord. Une mission est organisée à Beni-Ounif dans le sud oranais du 3 au 16 octobre 1942. Mais le débarquement des Alliés en Afrique du nord le 8 novembre 1942, suivi de l’invasion de la Zone libre par les Allemands et les Italiens, contrarie le plan. Le programme EA 1941 est alors mis en sommeil, le matériel est caché, tandis que les plans de la fusée sont communiqués à Londres. En attendant de jours meilleurs, Jean-Jacques Barré entre dans la résistance dans le réseau Gallia-Dubouloz, tout en poursuivant ses études théoriques sur les fusées.
Le débarquement de Provence à partir du 15 août 1944 permet la libération du sud de la France. Plein d’espoir, Jean-Jacques Barré veut entreprendre ses tirs au plus vite. Début septembre 1944, le matériel est récupéré et rassemblé, tandis qu’un polygone de tir est installé à la Renardière, dans la presqu’île de Saint-Mandrier près de Toulon.
Début mars 1945, l’équipe Barré se prépare à tirer le premier EA 1941 ; la Marine met à disposition plusieurs bâtiments et avions pour l’opération. Le 15 mars, l’engin décolle parfaitement, mais il se met à tourner et explose au bout de 5 secondes… Le tir du lendemain est également un échec, la fusée explose sur sa rampe. La cause des échecs est identifiée un peu plus tard : les parois des réservoirs se sont écaillées entraînant l’obturation des gicleurs.
Avec l’aide de la Société pour l’application générale de l’électricité et de la mécanique (SAGEM), la petite équipe de Barré reprend les tirs, toujours avec le soutien logistique de la Marine. Le 6 juillet 1945, trois EA 1941 sont préparés. Si le premier vol est presque réussi – la fusée retombe à une dizaine de kilomètres du site de lancement – le second échoue complètement, explosant juste après avoir quitté la rampe à cause d’une trop grande vitesse. En revanche, le troisième tir est un succès presque complet : à 19h45, l’engin décolle et, à la vitesse de 1 400 m/s, atteint une distance estimée à près de 60 km. Deux derniers tirs ont lieu le 18 juillet, mais les engins brûlent sur leur rampe…
Si les échecs montrent que la maîtrise d’engins de type balistique n’est pas simple, que cela nécessite du temps, de l’argent, du matériel de qualité avec le soutien d’industriels et des équipes plus étoffées, le troisième tir du 6 juillet a été « la première fusée française à carburants liquides [qui a] réalisé son premier vol, plus de dix ans après ses équivalentes allemandes, américaines et soviétiques », soulignait il y a quelques années le spécialiste Jacques Villain. Néanmoins, face à l’avènement du V2 allemand, l’EA 1941 (et son avatar EA 1946) n’aura pas d’avenir…
Une publication SEP : Jean-Jacques Barré, pionnier français des fusées et de l’astronautique, Jacques Villain, SEP, 1993
Un ouvrage : Robert Esnault-Pelterie. Du ciel aux étoiles, le génie solitaire, par Félix Torres et Jacques Villain, Confluences, 2007
Au Musée de l’Air et de l’espace du Bourget : un exemplaire de la fusée EA 1941 y est exposé.
Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence.
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