Au cours de l’été 1962, l’Egypte de Nasser procédait avec succès à des essais de fusées. Une majeure partie de leur technologie dérivait de la fusée-sonde « française » Véronique.
A l’annonce de l’indépendance de l’Etat d’Israël en 1948, plusieurs Etats arabes, au premier rang desquels l’Egypte, lancent une opération militaire qui se solde en 1949 par un échec. Ebranlés par la Naqba (Catastrophe), les Etats arabes sont secoués par de nombreux troubles politiques, renforçant du même coup les nationalismes…
En Egypte, après la défaite de 1949, un groupe politique, le Mouvement des officiers libres, se constitue avec pour objectif de moderniser le pays. En 1952, celui-ci renverse la monarchie et met en place un an plus tard la République. Après une lutte farouche au sommet du pouvoir, le colonel Gamal Abdel Nasser devient en novembre 1954 le nouvel homme fort du pays. Après avoir bravé les anciennes puissances coloniales en nationalisant en 1956 le canal de Suez, Nasser devient une figure de proue du panarabisme et de l’esprit revanchard à l’encontre d’Israël.
Estimant humiliantes les défaites militaires successives face à l’Etat juif (1948-1949, 1956), Nasser cherche à se doter d’armes capables de frapper au cœur l’Etat hébreu qu’il perçoit comme « un Etat expansionniste » menaçant le monde arabe. Dans un premier temps, Nasser se tourne vers les Etats-Unis pour se procurer des armes contre « l’agressivité israélienne ». Face au refus américain, il sollicite dès lors les pays communistes (comme la Tchécoslovaquie) et n’hésite pas à recruter d’anciens nazis pour se doter rapidement de missiles…
Nasser passe par des hommes d’affaire pour établir à la fin des années cinquante des contacts avec des spécialistes en matière de fusée, dont le célèbre ingénieur autrichien Eugen Sänger. Ce dernier avait travaillé dans les années 1930-40 sur un projet d’avion-fusée sub-orbital ; après la guerre, il a été recruté par les Français pour lesquels il travailla sur des projets de missile et d’avion jusqu’en 1954, date à laquelle il fonda en Allemagne un Institut de physique sur la propulsion à réaction. En 1960, l’université du Caire lui demande de venir aider l’Egypte à mettre au point des fusées-sondes météorologiques. Si l’investissement de Sänger semble s’être limité en raison de pressions israéliennes sur le gouvernement allemand, en revanche d’autres spécialistes se laissent tenter. C’est notamment les cas de Wolfgang Pilz, Heinz Krug, Paul Jens-Goercke, Hans Kleinwachter, etc. – des anciens de Peenemünde ayant travaillé sur des programmes de fusée à l’époque nazie qui, sans état d’âme, acceptent d’épauler les Egyptiens pour construire des missiles balistiques et pas seulement des fusées-sondes pour la science.
A l’été 1960, l’Egypte dispose ainsi de plus de 200 spécialistes allemands (et Autrichiens) et de plusieurs milliers de travailleurs égyptiens répartis dans différentes usines militaires 36, 135, 333 (près d’Héliopolis, où sont construits les missiles).
Mise au point en 14 mois, la première fusée Al-Zafir (« Vainqueur ») est un engin monoétage qui dérive en grande partie de la fusée-sonde Véronique – développée en France par le Laboratoire de recherches balistiques et aérodynamiques (LRBA) de Vernon pour l’exploration de la haute atmosphère –, tant par sa forme, sa propulsion à liquides (acide nitrique / gasoil) que par son système de guidage par câbles utilisé au moment du décollage (imaginé par Pilz). Un premier lancement semble être intervenu en août 1961, mais la fusée explose peu après. En revanche, le 14 novembre suivant, la fusée atteint 10 km d’altitude, ce qui encourage les Egyptiens à réaliser des engins plus puissants.
En tenant compte de l’expérience Al-Zafir, Al-Qahir (« Conquérant ») est développé. D’une longueur de près 9 m, d’un diamètre de 0,80 m pour une portée de près de 600 km (contre 350 pour Al-Zafir), la fusée est également monoétage et à propulsion à liquides. Les deux premiers lancements semblent être réalisés le 21 juillet 1962 (avec aussi deux Al-Zahir) ; l’un des engins aurait atteint 50 km d’altitude. Toutefois, les Egyptiens, comme les Français à la même époque avec Véronique et Vesta, rencontrent des échecs en raison du phénomène Pogo (consistant en des fréquences de vibration de la propulsion qui entrent en résonance avec celles de la fusée provoquant la dislocation de la fusée). Malgré tout, des succès sont obtenus, comme le 1er mai 1963 où Al-Qahir franchit les 80 km d’altitude, emportant à cette occasion, semble-t-il, des appareils scientifiques de météorologie. L’Egypte flirte avec l’espace. Des Al-Qahir plus puissants sont annoncés, mais aussi une fusée à deux étages (Al-Ared / « Pionnier ») d’une portée de près de 1000 km qui, avec un étage supérieur, pourrait procéder à une satellisation.
A l’issue du succès du 21 juillet 1962, une vingtaine de fusées Al-Qahir et Al-Zafir défilent le 23 dans les rues du Caire, à l’occasion du dixième anniversaire de la Révolution. Cela provoque une véritable onde de choc dans le monde occidental. Plusieurs journaux évoquent les essais de fusées, comme Le Parisien libéré en France qui le 23 juillet 1963 révèle en première page que « NASSER A FAIT LANCER 4 FUSEES A 600 KM DE DISTANCE » ; un peu plus tard, Le spectacle du monde l’évoque également dans son numéro du 1er avril 1965 sous le titre « Les missiles de Nasser ». En Allemagne, l’influent hebdomadaire allemand Der Spiegel en fait sa Une le 8 mai 1963 sous le titre « DEUTSCHE RAKETEN FUR NASSER ». On peut notamment y voir plusieurs photos des fusées et surtout une carte montrant la portée des engins capables désormais de frapper n’importe quel point du territoire israélien.
Face aux progrès égyptiens en matière de missile, les Israéliens s’inquiètent, car ils comprennent que ces fusées ne sont pas destinées à l’exploration spatiale mais bien à être employées en tant que missile sol-sol avec des charges explosives. Ainsi, le Mossad mène plusieurs opérations contre notamment les Allemands, comme Wolfgang Pilz qui le 27 novembre 1962 reçoit un colis piégé tuant plusieurs personnes et blessant gravement sa secrétaire, Hans Kleinwachter qui est pris pour cible en février 1963, ou encore Heinz Krug qui disparaît corps et âme en septembre 1962… Les méthodes du Mossad finissent par être dissuasives, de nombreux Allemands quittent l’Egypte, comme Wolfgang Pilz qui revient en Allemagne en 1965.
Le programme de fusées égyptien se trouve rapidement paralysé, contraignant l’Egypte à se tourner vers l’Union Soviétique qui lui fournira des missiles de type Scud. Quant aux derniers Al-Zafir et Al-Qahir que dispose encore l’Egypte, ils sont utilisés pendant la guerre de 1973 sans obtenir une quelconque efficacité sur le terrain.
- Un chapitre : «Un héros nazi au service du Mossad», dans le livre Mossad, les grandes opérations, Michel Bar-Zohar et Nissim Mishal, Plon, 2012.
- Une communication : « German Rockets in Africa : The Explosive Heritage of Peenemünde », Theo Pirard, 30ème History Symposium of the International Academy of Astronautics, Beijing, Chine, 1996.
- Une video : Nasser inspectant le site de lancement de fusées égyptien en juillet 1962.
Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence
Au cours de l’été 1962, l’Egypte de Nasser procédait avec succès à des essais de fusées. Une majeure partie de leur technologie dérivait de la fusée-sonde « française » Véronique.
A l’annonce de l’indépendance de l’Etat d’Israël en 1948, plusieurs Etats arabes, au premier rang desquels l’Egypte, lancent une opération militaire qui se solde en 1949 par un échec. Ebranlés par la Naqba (Catastrophe), les Etats arabes sont secoués par de nombreux troubles politiques, renforçant du même coup les nationalismes…
En Egypte, après la défaite de 1949, un groupe politique, le Mouvement des officiers libres, se constitue avec pour objectif de moderniser le pays. En 1952, celui-ci renverse la monarchie et met en place un an plus tard la République. Après une lutte farouche au sommet du pouvoir, le colonel Gamal Abdel Nasser devient en novembre 1954 le nouvel homme fort du pays. Après avoir bravé les anciennes puissances coloniales en nationalisant en 1956 le canal de Suez, Nasser devient une figure de proue du panarabisme et de l’esprit revanchard à l’encontre d’Israël.
Estimant humiliantes les défaites militaires successives face à l’Etat juif (1948-1949, 1956), Nasser cherche à se doter d’armes capables de frapper au cœur l’Etat hébreu qu’il perçoit comme « un Etat expansionniste » menaçant le monde arabe. Dans un premier temps, Nasser se tourne vers les Etats-Unis pour se procurer des armes contre « l’agressivité israélienne ». Face au refus américain, il sollicite dès lors les pays communistes (comme la Tchécoslovaquie) et n’hésite pas à recruter d’anciens nazis pour se doter rapidement de missiles…
Nasser passe par des hommes d’affaire pour établir à la fin des années cinquante des contacts avec des spécialistes en matière de fusée, dont le célèbre ingénieur autrichien Eugen Sänger. Ce dernier avait travaillé dans les années 1930-40 sur un projet d’avion-fusée sub-orbital ; après la guerre, il a été recruté par les Français pour lesquels il travailla sur des projets de missile et d’avion jusqu’en 1954, date à laquelle il fonda en Allemagne un Institut de physique sur la propulsion à réaction. En 1960, l’université du Caire lui demande de venir aider l’Egypte à mettre au point des fusées-sondes météorologiques. Si l’investissement de Sänger semble s’être limité en raison de pressions israéliennes sur le gouvernement allemand, en revanche d’autres spécialistes se laissent tenter. C’est notamment les cas de Wolfgang Pilz, Heinz Krug, Paul Jens-Goercke, Hans Kleinwachter, etc. – des anciens de Peenemünde ayant travaillé sur des programmes de fusée à l’époque nazie qui, sans état d’âme, acceptent d’épauler les Egyptiens pour construire des missiles balistiques et pas seulement des fusées-sondes pour la science.
A l’été 1960, l’Egypte dispose ainsi de plus de 200 spécialistes allemands (et Autrichiens) et de plusieurs milliers de travailleurs égyptiens répartis dans différentes usines militaires 36, 135, 333 (près d’Héliopolis, où sont construits les missiles).
Mise au point en 14 mois, la première fusée Al-Zafir (« Vainqueur ») est un engin monoétage qui dérive en grande partie de la fusée-sonde Véronique – développée en France par le Laboratoire de recherches balistiques et aérodynamiques (LRBA) de Vernon pour l’exploration de la haute atmosphère –, tant par sa forme, sa propulsion à liquides (acide nitrique / gasoil) que par son système de guidage par câbles utilisé au moment du décollage (imaginé par Pilz). Un premier lancement semble être intervenu en août 1961, mais la fusée explose peu après. En revanche, le 14 novembre suivant, la fusée atteint 10 km d’altitude, ce qui encourage les Egyptiens à réaliser des engins plus puissants.
En tenant compte de l’expérience Al-Zafir, Al-Qahir (« Conquérant ») est développé. D’une longueur de près 9 m, d’un diamètre de 0,80 m pour une portée de près de 600 km (contre 350 pour Al-Zafir), la fusée est également monoétage et à propulsion à liquides. Les deux premiers lancements semblent être réalisés le 21 juillet 1962 (avec aussi deux Al-Zahir) ; l’un des engins aurait atteint 50 km d’altitude. Toutefois, les Egyptiens, comme les Français à la même époque avec Véronique et Vesta, rencontrent des échecs en raison du phénomène Pogo (consistant en des fréquences de vibration de la propulsion qui entrent en résonance avec celles de la fusée provoquant la dislocation de la fusée). Malgré tout, des succès sont obtenus, comme le 1er mai 1963 où Al-Qahir franchit les 80 km d’altitude, emportant à cette occasion, semble-t-il, des appareils scientifiques de météorologie. L’Egypte flirte avec l’espace. Des Al-Qahir plus puissants sont annoncés, mais aussi une fusée à deux étages (Al-Ared / « Pionnier ») d’une portée de près de 1000 km qui, avec un étage supérieur, pourrait procéder à une satellisation.
A l’issue du succès du 21 juillet 1962, une vingtaine de fusées Al-Qahir et Al-Zafir défilent le 23 dans les rues du Caire, à l’occasion du dixième anniversaire de la Révolution. Cela provoque une véritable onde de choc dans le monde occidental. Plusieurs journaux évoquent les essais de fusées, comme Le Parisien libéré en France qui le 23 juillet 1963 révèle en première page que « NASSER A FAIT LANCER 4 FUSEES A 600 KM DE DISTANCE » ; un peu plus tard, Le spectacle du monde l’évoque également dans son numéro du 1er avril 1965 sous le titre « Les missiles de Nasser ». En Allemagne, l’influent hebdomadaire allemand Der Spiegel en fait sa Une le 8 mai 1963 sous le titre « DEUTSCHE RAKETEN FUR NASSER ». On peut notamment y voir plusieurs photos des fusées et surtout une carte montrant la portée des engins capables désormais de frapper n’importe quel point du territoire israélien.
Face aux progrès égyptiens en matière de missile, les Israéliens s’inquiètent, car ils comprennent que ces fusées ne sont pas destinées à l’exploration spatiale mais bien à être employées en tant que missile sol-sol avec des charges explosives. Ainsi, le Mossad mène plusieurs opérations contre notamment les Allemands, comme Wolfgang Pilz qui le 27 novembre 1962 reçoit un colis piégé tuant plusieurs personnes et blessant gravement sa secrétaire, Hans Kleinwachter qui est pris pour cible en février 1963, ou encore Heinz Krug qui disparaît corps et âme en septembre 1962… Les méthodes du Mossad finissent par être dissuasives, de nombreux Allemands quittent l’Egypte, comme Wolfgang Pilz qui revient en Allemagne en 1965.
Le programme de fusées égyptien se trouve rapidement paralysé, contraignant l’Egypte à se tourner vers l’Union Soviétique qui lui fournira des missiles de type Scud. Quant aux derniers Al-Zafir et Al-Qahir que dispose encore l’Egypte, ils sont utilisés pendant la guerre de 1973 sans obtenir une quelconque efficacité sur le terrain.
- Un chapitre : «Un héros nazi au service du Mossad», dans le livre Mossad, les grandes opérations, Michel Bar-Zohar et Nissim Mishal, Plon, 2012.
- Une communication : « German Rockets in Africa : The Explosive Heritage of Peenemünde », Theo Pirard, 30ème History Symposium of the International Academy of Astronautics, Beijing, Chine, 1996.
- Une video : Nasser inspectant le site de lancement de fusées égyptien en juillet 1962.
Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence
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