De fin août 1971 à juin 1972, la France, en coopération avec plusieurs nations dont les Etats-Unis, déploie un programme original de météorologie expérimentale, combinant des ballons et un satellite.
Etudier l’atmosphère à l’aide de ballons est une idée ancienne. Dès les années 1930, le célèbre physicien et aéronaute suisse Auguste Piccard imaginait l’emploi de ballons pour procéder à des observations météorologiques. Ainsi, en mai 1931 depuis Augsbourg à bord d’une cabine pressurisée, il effectuait avec Paul Kipfer le premier vol stratosphérique à plus de 15 000 m d’altitude…
L’idée revient en force dans les années 50-60, notamment sous l’action du météorologue américain Vincent Lally qui préconise l’usage de ballons pour obtenir in situ des données globales de l’atmosphère. Toutefois, cela ne convainc pas la NASA qui préfère embarquer les instruments dans des satellites, comme cela est le cas depuis avril 1960 avec Tiros.
Promu en 1962 premier directeur scientifique et technique du CNES (l’agence spatiale française qui vient tout juste d’être créée), le physicien Jacques Blamont est un fervent partisan de la coopération spatiale franco-américaine qu’il initie avec notamment le satellite FR-1 (étude des phénomènes ionosphériques). L’engouement est tel que des négociations s’engagent pour un successeur du FR 1, d’abord appelé FR-2, puis au final Eole (en référence au dieu grec des vents). Influencé par les projets américains, dont celui de Lally, le projet Eole vise à collecter via un satellite des données recueillies par des ballons évoluant dans l’atmosphère à une altitude constante d’environ 12 000 m. Des négociations s’engagent avec les Etats-Unis et aboutissent à des accords le 27 mai 1966. Le CNES construira un satellite, ainsi que des ballons avec l’aide des Etats-Unis qui lanceront le satellite. La responsabilité du programme est alors confiée au physicien français Pierre Morel. Un risque important cependant existe (expliquant notamment que la NASA n’a pas suivi le projet de Lally), celui qu’un ballon et sa nacelle percute un avion. C’est la raison pour laquelle l’expérimentation se fixe dans l’hémisphère sud où l’aviation civile est moins nombreuse que dans le nord, hémisphère où la France dispose par ailleurs de ses propres territoires et des partenariats comme avec l’Argentine…
Deux composantes constituent le programme Eole : les ballons et le satellite. Gonflé à l’hélium, chaque ballon a la forme d’une sphère de 3,7 m de diamètre et emporte une traîne d’environ 8 mètres le long sur laquelle se trouve répartie une charge utile n’excédant pas 3 kg, constituée d’un générateur solaire photovoltaïque, des batteries, un capteur de pression et de température, de l’électronique, une antenne, du lest et un réflecteur radar. La charge a été conçue en fonction des conditions atmosphériques (température, humidité) et naturellement des contraintes liées à la sécurité aérienne. Avant de les fabriquer en série, le CNES effectue entre 1966 et 1969 des tests au cours de plusieurs campagnes de lâchers de ballons en Nouvelle-Calédonie ou encore en Afrique du sud. Tenant compte des tests et d’ultimes conseils, des modifications sont apportées aux ballons et nacelles, comme les enveloppes des ballons qui doivent être surpressurisés et la mise en place d’un système d’autodestruction (au cas où un ballon irait dans l’hémisphère nord), etc.
Quant au satellite, tour à tour appelé FR 2, IAS (International Application Satellite), CAS A (Coopération Application Satellite A) et pour finir Eole, a une masse de 83 kg, embarquant un émetteur-récepteur à 400-440 MHz. Mais pas seulement. La mission impose le fait que l’antenne de liaison du satellite avec les ballons soit en permanence tournée vers les nacelles des ballons. Pour cela, il est équipé d’un système de stabilisation par gradient de gravité. Comme pour les ballons, le CNES tient à tester le satellite avec Péole (« Préparatoire à Eole ») qui est placé sur orbite le 12 décembre 1970 par le second Diamant B (depuis Kourou). Précisons que Péole embarque également des réflecteurs lasers pour servir de cible à des émetteurs lasers permettant notamment de déduire les distances précises des stations, et d’en savoir plus sur la forme et les dimensions de la Terre. Cela lui permet ainsi de participer à l’expérience internationale ISAGEX, la plus importante campagne de géodésie spatiale alors jamais entreprise dans le monde par 16 pays.
Le 16 août 1971, depuis Wallops Island (Virginie), un lanceur américain Scout place avec succès le satellite Eole sur l’orbite basse à 960 km d’apogée et 678 km de périgée (avec une inclinaison de 50°), tandis qu’à partir du 21 août, 479 ballons sont lâchés dans le courant-jet de l’hémisphère sud à la cadence d’une quarantaine par semaine depuis trois sites en Argentine (Mendoza, Neuquen et Lago Fagnano près d’Ushuaia). Le système Eole fonctionne alors merveilleusement bien… jusqu’au 11 septembre 1971, date à laquelle un mauvais ordre entraîne la destruction de 89 ballons, alors que 140 d’entre eux ont déjà été déployés. Si cela n’empêche pas la mission de se poursuivre avec 280 ballons, l’objectif scientifique est cependant loin d’être atteint.
Au final, l’expérience Eole a été somme toute un beau succès technologique, bien qu’un certain nombre de ballons ait été perdu. Le CNES a ainsi relevé un défi en conduisant pour la première fois un programme multilatéral de premier plan. Mais le plus intéressant est probablement les portes ouvertes par Eole.
En effet, le système Eole a permis d’autres applications comme les systèmes Argos et Doris. Le premier localise et collecte des données géopositionnées par un satellite à l’aide de balises se trouvant n’importe où sur la planète, sur des bouées flottantes, des navires, mais aussi des personnes, des animaux, etc. Le succès d’Argos incite le CNES à proposer une version spécifique réservée à la « recherche et sauvetage » (Search And Rescue) et de l’incorporer dans le système mondial de recherche et de sauvetage par satellites SARSAT (alors en cours d’élaboration aux Etats-Unis et Canada). Quant au système Doris (Doppler Orbitography and Radiolocation Integrated by Satellite), il a été développé dans les années 1980 avec des instruments embarqués dans des satellites (Spot, Topex-Poséidon, etc.) pour des études de géodésie globale et de l’orbitographie de précision.
Un article plus complet est publié dans le numéro 32 d’Espace & Temps de septembre, le bulletin de l’Institut Français d’Histoire de l’Espace (IFHE).
- Un ouvrage : Les ballons au service de la recherche. L’aérostation scientifique des origines à nos jours, collectif d’auteurs, IFHE, e/dite, Paris, 2011.
- Un article et témoignage de Pierre Morel, « L’expérience spatiale Eole et sa préparation (1962-1972) », La Météorologie n°36, février 2002, consultable en ligne :
- Sur le lancement d’Eole, voir l’extrait de film : https://www.youtube.com/watch?v=P7hJR_aBVjM
Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence
De fin août 1971 à juin 1972, la France, en coopération avec plusieurs nations dont les Etats-Unis, déploie un programme original de météorologie expérimentale, combinant des ballons et un satellite.
Etudier l’atmosphère à l’aide de ballons est une idée ancienne. Dès les années 1930, le célèbre physicien et aéronaute suisse Auguste Piccard imaginait l’emploi de ballons pour procéder à des observations météorologiques. Ainsi, en mai 1931 depuis Augsbourg à bord d’une cabine pressurisée, il effectuait avec Paul Kipfer le premier vol stratosphérique à plus de 15 000 m d’altitude…
L’idée revient en force dans les années 50-60, notamment sous l’action du météorologue américain Vincent Lally qui préconise l’usage de ballons pour obtenir in situ des données globales de l’atmosphère. Toutefois, cela ne convainc pas la NASA qui préfère embarquer les instruments dans des satellites, comme cela est le cas depuis avril 1960 avec Tiros.
Promu en 1962 premier directeur scientifique et technique du CNES (l’agence spatiale française qui vient tout juste d’être créée), le physicien Jacques Blamont est un fervent partisan de la coopération spatiale franco-américaine qu’il initie avec notamment le satellite FR-1 (étude des phénomènes ionosphériques). L’engouement est tel que des négociations s’engagent pour un successeur du FR 1, d’abord appelé FR-2, puis au final Eole (en référence au dieu grec des vents). Influencé par les projets américains, dont celui de Lally, le projet Eole vise à collecter via un satellite des données recueillies par des ballons évoluant dans l’atmosphère à une altitude constante d’environ 12 000 m. Des négociations s’engagent avec les Etats-Unis et aboutissent à des accords le 27 mai 1966. Le CNES construira un satellite, ainsi que des ballons avec l’aide des Etats-Unis qui lanceront le satellite. La responsabilité du programme est alors confiée au physicien français Pierre Morel. Un risque important cependant existe (expliquant notamment que la NASA n’a pas suivi le projet de Lally), celui qu’un ballon et sa nacelle percute un avion. C’est la raison pour laquelle l’expérimentation se fixe dans l’hémisphère sud où l’aviation civile est moins nombreuse que dans le nord, hémisphère où la France dispose par ailleurs de ses propres territoires et des partenariats comme avec l’Argentine…
Deux composantes constituent le programme Eole : les ballons et le satellite. Gonflé à l’hélium, chaque ballon a la forme d’une sphère de 3,7 m de diamètre et emporte une traîne d’environ 8 mètres le long sur laquelle se trouve répartie une charge utile n’excédant pas 3 kg, constituée d’un générateur solaire photovoltaïque, des batteries, un capteur de pression et de température, de l’électronique, une antenne, du lest et un réflecteur radar. La charge a été conçue en fonction des conditions atmosphériques (température, humidité) et naturellement des contraintes liées à la sécurité aérienne. Avant de les fabriquer en série, le CNES effectue entre 1966 et 1969 des tests au cours de plusieurs campagnes de lâchers de ballons en Nouvelle-Calédonie ou encore en Afrique du sud. Tenant compte des tests et d’ultimes conseils, des modifications sont apportées aux ballons et nacelles, comme les enveloppes des ballons qui doivent être surpressurisés et la mise en place d’un système d’autodestruction (au cas où un ballon irait dans l’hémisphère nord), etc.
Quant au satellite, tour à tour appelé FR 2, IAS (International Application Satellite), CAS A (Coopération Application Satellite A) et pour finir Eole, a une masse de 83 kg, embarquant un émetteur-récepteur à 400-440 MHz. Mais pas seulement. La mission impose le fait que l’antenne de liaison du satellite avec les ballons soit en permanence tournée vers les nacelles des ballons. Pour cela, il est équipé d’un système de stabilisation par gradient de gravité. Comme pour les ballons, le CNES tient à tester le satellite avec Péole (« Préparatoire à Eole ») qui est placé sur orbite le 12 décembre 1970 par le second Diamant B (depuis Kourou). Précisons que Péole embarque également des réflecteurs lasers pour servir de cible à des émetteurs lasers permettant notamment de déduire les distances précises des stations, et d’en savoir plus sur la forme et les dimensions de la Terre. Cela lui permet ainsi de participer à l’expérience internationale ISAGEX, la plus importante campagne de géodésie spatiale alors jamais entreprise dans le monde par 16 pays.
Le 16 août 1971, depuis Wallops Island (Virginie), un lanceur américain Scout place avec succès le satellite Eole sur l’orbite basse à 960 km d’apogée et 678 km de périgée (avec une inclinaison de 50°), tandis qu’à partir du 21 août, 479 ballons sont lâchés dans le courant-jet de l’hémisphère sud à la cadence d’une quarantaine par semaine depuis trois sites en Argentine (Mendoza, Neuquen et Lago Fagnano près d’Ushuaia). Le système Eole fonctionne alors merveilleusement bien… jusqu’au 11 septembre 1971, date à laquelle un mauvais ordre entraîne la destruction de 89 ballons, alors que 140 d’entre eux ont déjà été déployés. Si cela n’empêche pas la mission de se poursuivre avec 280 ballons, l’objectif scientifique est cependant loin d’être atteint.
Au final, l’expérience Eole a été somme toute un beau succès technologique, bien qu’un certain nombre de ballons ait été perdu. Le CNES a ainsi relevé un défi en conduisant pour la première fois un programme multilatéral de premier plan. Mais le plus intéressant est probablement les portes ouvertes par Eole.
En effet, le système Eole a permis d’autres applications comme les systèmes Argos et Doris. Le premier localise et collecte des données géopositionnées par un satellite à l’aide de balises se trouvant n’importe où sur la planète, sur des bouées flottantes, des navires, mais aussi des personnes, des animaux, etc. Le succès d’Argos incite le CNES à proposer une version spécifique réservée à la « recherche et sauvetage » (Search And Rescue) et de l’incorporer dans le système mondial de recherche et de sauvetage par satellites SARSAT (alors en cours d’élaboration aux Etats-Unis et Canada). Quant au système Doris (Doppler Orbitography and Radiolocation Integrated by Satellite), il a été développé dans les années 1980 avec des instruments embarqués dans des satellites (Spot, Topex-Poséidon, etc.) pour des études de géodésie globale et de l’orbitographie de précision.
Un article plus complet est publié dans le numéro 32 d’Espace & Temps de septembre, le bulletin de l’Institut Français d’Histoire de l’Espace (IFHE).
- Un ouvrage : Les ballons au service de la recherche. L’aérostation scientifique des origines à nos jours, collectif d’auteurs, IFHE, e/dite, Paris, 2011.
- Un article et témoignage de Pierre Morel, « L’expérience spatiale Eole et sa préparation (1962-1972) », La Météorologie n°36, février 2002, consultable en ligne :
- Sur le lancement d’Eole, voir l’extrait de film : https://www.youtube.com/watch?v=P7hJR_aBVjM
Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence
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