Il y a 50 ans, des fusées-sondes lancées au large de la Guyane depuis un navire soviétique
Il y a 50 ans, des fusées-sondes lancées au large de la Guyane depuis un navire soviétique
© Collection Histoires d'espace

publié le 20 décembre 2021 à 17:05

976 mots

Il y a 50 ans, des fusées-sondes lancées au large de la Guyane depuis un navire soviétique

Les 14, 15 et 17 décembre 1971, des fusées-sondes soviétiques et françaises participaient à une campagne scientifique commune d’étude de l’ionosphère. Certaines étaient lancées depuis un navire, une première dans le cadre de la coopération franco-soviétique.


Au début des années 1960, au regard des moyens limités, les responsables du spatial français comprennent rapidement l’intérêt de coopérer avec d’autres nations, à commencer par les Etats-Unis. Néanmoins, la politique d’indépendance affichée par le général de Gaulle n’interdit pas la coopération avec l’Union soviétique.

 

Le début de la coopération spatiale franco-soviétique

Dès 1965, des contacts sont engagés entre Soviétiques et Français pour coopérer notamment sur la question des télécommunications par satellite. Dans les mois qui suivent, il est envisagé de placer des expériences scientifiques françaises dans des ballons et des fusées-sondes soviétiques, un satellite français lancé par l’URSS est également à l’étude. Dans ce contexte, de Gaulle se rend en URSS et y signe le 30 juin 1966 un accord de coopération spatiale franco-soviétique ; il visite même le cosmodrome de Baïkonour, devenant le premier chef d’état occidental à s’y rendre.

Quant au spatial, la coopération devient effective dès octobre 1967 avec une expérimentation au sodium proposée par le service d’Aéronomie (SA) du professeur Jacques-Emile Blamont, comme s’en souvient la géophysicienne Marie-Lise Chanin qui travaillait alors au sein du SA : « Pour la campagne, on avait embarqué des instruments à bord d’un avion soviétique pour observer les nuages de sodium qui à cette occasion ont été émis par des fusées-sondes soviétiques MR-12. La campagne était menée en coopération avec le service d’Hydrométéorologie ».

 

Les études ionosphériques

Depuis les années 50, les scientifiques sont particulièrement intéressés par l’étude de l’ionosphère, une région atmosphérique particulièrement utile pour les télécommunications, mais pas seulement. En effet, dans certaines couches ionosphériques se déroulent des phénomènes particuliers comme la couche E sporadique (qui entre 80 et 120 km n’est pas toujours ionisée). C’est également dans cette couche que viennent se vaporiser des météorites qui l’alimentent ainsi en atomes de fer et de calcium. Ces atomes ionisés peuvent être alors transportés par le vent, et leur concentration dans certains endroits peut entraîner des répercussions dans toute l’atmosphère. C’est cela que souhaitent alors mieux connaître les scientifiques en utilisant des fusées-sondes.

En France, les études de l’ionosphère à l’aide de fusées-sondes commencent très tôt, dès 1954, puis reprennent de manière plus régulière à partir de 1962-63. Différentes campagnes sont organisées, comme celle de décembre 1971, au cours de laquelle la coopération soviétique est sollicitée (après avoir signé des accords en septembre 1970).

 

CIRCE et CISASPE

La campagne de décembre 1971 s’organise autour de l’étude CIRCE (Composition des IRrégularités de la Couche E), à laquelle est ajoutée CISASPE (Connaissance de l’Ionosphère par Sondage actif, Spectromètre de masse et Propagation d’ondes Electrostatiques). Pour la première, il est prévu de lancer deux fusées-sondes soviétiques MR-12 avec des instruments français (spectromètres de masse) et, pour la seconde, des instruments soviétiques dans une fusée-sonde française Véronique 61M. Cette dernière version de Véronique est alors récente, exploitée depuis 1966 : d’une longueur de 11,7 m, pour une masse totale de 2 050 kg, celle-ci peut emporter une charge utile de 100 kg à 325 km d’altitude. Quant à la MR-12, fusée monoétage comme Véronique, elle a une masse de 1 500 kg, emportant 150 kg à 180 km d’altitude. Si Véronique utilise la propulsion liquide, en revanche MR-12 est à poudre, ce qui autorise des lancements depuis différents types de site, y compris depuis un navire.

 

Professeur Zoubov

Les MR-12 soviétiques sont ainsi appelées à être tirées depuis le navire océanographique soviétique Professeur Zoubov, positionné au large de la Guyane près des îles du Salut. C’est une première qui ne manque pas d’interpeller les médias, comme l’évoque Le Monde du 28 décembre 1971 : abritant 29 laboratoires avec 160 personnes (dont 80 scientifiques et techniciens), « ce bateau ressemble plus à un paquebot de croisière qu'à un navire de recherches météorologiques et océanographiques. Long de 125 mètres et large de 17,50 mètres, 11 jauge 7 000 tonnes, et est doté, à l'arrière, d'une rampe de lancement de fusées-sondes MR-12 (…). Dans la soute du navire peuvent être stockées jusqu'à 25 fusées-sondes, ce qui représente la moyenne annuelle de tirs à bord du bateau. Un monte-charge, sur lequel chaque fusée est placée horizontalement, hisse l'engin au niveau du pont, face à la rampe de lancement, qui est une simple structure métallique cylindrique. La pointe abritant les appareils d'expérience est alors fixée au bout de la fusée avant que cette dernière glisse dans la rampe de lancement à l'horizontale. Il ne reste plus qu'à relever la rampe et la fusée ».

 

Les lancements

Le 14 décembre, la première fusée MR-12 est « mise à feu [et] intervient lorsque le navire, qui est doté d’un système de stabilisation perfectionné, est lancé à sa pleine vitesse de 16 nœuds. Après la mise à feu, rapporte Le Monde, un déluge d’eau refroidit la rampe. Les pointes abritant les appareils d’expérience ne sont pas récupérées, mais transmettent les mesures par radio au navire ». Malheureusement, l’expérimentation échoue en raison d’un choc thermique qui détériore la charge utile française. Le lendemain, deux autres tirs sont effectués avec succès avec cette fois-ci des instruments soviétiques. Le 16 décembre, c’est au tour de Véronique 61M/92 qui décolle depuis le CSG avec des spectromètres de masse ioniques soviétiques ; la fusée atteint l’altitude de 227 km. Le succès de Véronique entraîne l’annulation d’une dernière MR-12 (équipée d’instruments français).

La réussite de la campagne de décembre 1971 permet d’engager d’autres campagnes de lancement avec des MR 12 depuis l’île de Heyss en 1974 et 1977.

 

Quelques références

- Un ouvrage : Les débuts de la recherche spatiale française au temps des fusées-sondes, collectif d’auteurs, e/dite, IFHE, 2007

- Une étude : « 50 ans de coopération spatiale Franco-Urss/Russie », Christian Lardier, Espace & Temps n°16, février 2016

- Un article : « Français et Soviétiques lancent ensemble des fusées-sondes », D.V., in Le Monde, 28 décembre 1971.

 

Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence.

Commentaires
20/12/2021 17:05
976 mots

Il y a 50 ans, des fusées-sondes lancées au large de la Guyane depuis un navire soviétique

Les 14, 15 et 17 décembre 1971, des fusées-sondes soviétiques et françaises participaient à une campagne scientifique commune d’étude de l’ionosphère. Certaines étaient lancées depuis un navire, une première dans le cadre de la coopération franco-soviétique.

Il y a 50 ans, des fusées-sondes lancées au large de la Guyane depuis un navire soviétique
Il y a 50 ans, des fusées-sondes lancées au large de la Guyane depuis un navire soviétique

Au début des années 1960, au regard des moyens limités, les responsables du spatial français comprennent rapidement l’intérêt de coopérer avec d’autres nations, à commencer par les Etats-Unis. Néanmoins, la politique d’indépendance affichée par le général de Gaulle n’interdit pas la coopération avec l’Union soviétique.

 

Le début de la coopération spatiale franco-soviétique

Dès 1965, des contacts sont engagés entre Soviétiques et Français pour coopérer notamment sur la question des télécommunications par satellite. Dans les mois qui suivent, il est envisagé de placer des expériences scientifiques françaises dans des ballons et des fusées-sondes soviétiques, un satellite français lancé par l’URSS est également à l’étude. Dans ce contexte, de Gaulle se rend en URSS et y signe le 30 juin 1966 un accord de coopération spatiale franco-soviétique ; il visite même le cosmodrome de Baïkonour, devenant le premier chef d’état occidental à s’y rendre.

Quant au spatial, la coopération devient effective dès octobre 1967 avec une expérimentation au sodium proposée par le service d’Aéronomie (SA) du professeur Jacques-Emile Blamont, comme s’en souvient la géophysicienne Marie-Lise Chanin qui travaillait alors au sein du SA : « Pour la campagne, on avait embarqué des instruments à bord d’un avion soviétique pour observer les nuages de sodium qui à cette occasion ont été émis par des fusées-sondes soviétiques MR-12. La campagne était menée en coopération avec le service d’Hydrométéorologie ».

 

Les études ionosphériques

Depuis les années 50, les scientifiques sont particulièrement intéressés par l’étude de l’ionosphère, une région atmosphérique particulièrement utile pour les télécommunications, mais pas seulement. En effet, dans certaines couches ionosphériques se déroulent des phénomènes particuliers comme la couche E sporadique (qui entre 80 et 120 km n’est pas toujours ionisée). C’est également dans cette couche que viennent se vaporiser des météorites qui l’alimentent ainsi en atomes de fer et de calcium. Ces atomes ionisés peuvent être alors transportés par le vent, et leur concentration dans certains endroits peut entraîner des répercussions dans toute l’atmosphère. C’est cela que souhaitent alors mieux connaître les scientifiques en utilisant des fusées-sondes.

En France, les études de l’ionosphère à l’aide de fusées-sondes commencent très tôt, dès 1954, puis reprennent de manière plus régulière à partir de 1962-63. Différentes campagnes sont organisées, comme celle de décembre 1971, au cours de laquelle la coopération soviétique est sollicitée (après avoir signé des accords en septembre 1970).

 

CIRCE et CISASPE

La campagne de décembre 1971 s’organise autour de l’étude CIRCE (Composition des IRrégularités de la Couche E), à laquelle est ajoutée CISASPE (Connaissance de l’Ionosphère par Sondage actif, Spectromètre de masse et Propagation d’ondes Electrostatiques). Pour la première, il est prévu de lancer deux fusées-sondes soviétiques MR-12 avec des instruments français (spectromètres de masse) et, pour la seconde, des instruments soviétiques dans une fusée-sonde française Véronique 61M. Cette dernière version de Véronique est alors récente, exploitée depuis 1966 : d’une longueur de 11,7 m, pour une masse totale de 2 050 kg, celle-ci peut emporter une charge utile de 100 kg à 325 km d’altitude. Quant à la MR-12, fusée monoétage comme Véronique, elle a une masse de 1 500 kg, emportant 150 kg à 180 km d’altitude. Si Véronique utilise la propulsion liquide, en revanche MR-12 est à poudre, ce qui autorise des lancements depuis différents types de site, y compris depuis un navire.

 

Professeur Zoubov

Les MR-12 soviétiques sont ainsi appelées à être tirées depuis le navire océanographique soviétique Professeur Zoubov, positionné au large de la Guyane près des îles du Salut. C’est une première qui ne manque pas d’interpeller les médias, comme l’évoque Le Monde du 28 décembre 1971 : abritant 29 laboratoires avec 160 personnes (dont 80 scientifiques et techniciens), « ce bateau ressemble plus à un paquebot de croisière qu'à un navire de recherches météorologiques et océanographiques. Long de 125 mètres et large de 17,50 mètres, 11 jauge 7 000 tonnes, et est doté, à l'arrière, d'une rampe de lancement de fusées-sondes MR-12 (…). Dans la soute du navire peuvent être stockées jusqu'à 25 fusées-sondes, ce qui représente la moyenne annuelle de tirs à bord du bateau. Un monte-charge, sur lequel chaque fusée est placée horizontalement, hisse l'engin au niveau du pont, face à la rampe de lancement, qui est une simple structure métallique cylindrique. La pointe abritant les appareils d'expérience est alors fixée au bout de la fusée avant que cette dernière glisse dans la rampe de lancement à l'horizontale. Il ne reste plus qu'à relever la rampe et la fusée ».

 

Les lancements

Le 14 décembre, la première fusée MR-12 est « mise à feu [et] intervient lorsque le navire, qui est doté d’un système de stabilisation perfectionné, est lancé à sa pleine vitesse de 16 nœuds. Après la mise à feu, rapporte Le Monde, un déluge d’eau refroidit la rampe. Les pointes abritant les appareils d’expérience ne sont pas récupérées, mais transmettent les mesures par radio au navire ». Malheureusement, l’expérimentation échoue en raison d’un choc thermique qui détériore la charge utile française. Le lendemain, deux autres tirs sont effectués avec succès avec cette fois-ci des instruments soviétiques. Le 16 décembre, c’est au tour de Véronique 61M/92 qui décolle depuis le CSG avec des spectromètres de masse ioniques soviétiques ; la fusée atteint l’altitude de 227 km. Le succès de Véronique entraîne l’annulation d’une dernière MR-12 (équipée d’instruments français).

La réussite de la campagne de décembre 1971 permet d’engager d’autres campagnes de lancement avec des MR 12 depuis l’île de Heyss en 1974 et 1977.

 

Quelques références

- Un ouvrage : Les débuts de la recherche spatiale française au temps des fusées-sondes, collectif d’auteurs, e/dite, IFHE, 2007

- Une étude : « 50 ans de coopération spatiale Franco-Urss/Russie », Christian Lardier, Espace & Temps n°16, février 2016

- Un article : « Français et Soviétiques lancent ensemble des fusées-sondes », D.V., in Le Monde, 28 décembre 1971.

 

Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence.



Commentaires