Il y a 10 ans, le 19 juin 2014, un lanceur russe plaçait sur orbite le petit satellite TigriSat, permettant à l’Irak de faire ses premiers pas dans l’espace. L’ancien dictateur Saddam Hussein en rêvait quelques décennies plus tôt…
Lors des premières années de la guerre Iran-Irak (1980-88), pour tenter de frapper des cibles iraniennes éloignées du front, les Irakiens, sous la férule de leur dictateur Saddam Hussein (au pouvoir de 1979 à 2003), utilisent des missiles sol-sol Scud B soviétique (dérivant du V2 allemand).
Engin monoétage d’une longueur d’un peu plus de 11 m, utilisant une propulsion à liquides et ayant une masse de 5,9 tonnes, le Scud B ou R17 (version améliorée du Scud A ou R11) a été conçu en Union soviétique à la fin des années 50. Largement exporté, ce missile balistique a été prévu pour être employé depuis des zones de combat avancées, avec une charge explosive de 985 kg pour une portée d’environ 300 km. Dans le conflit Iran-Irak, le Scud B fait son apparition le 27 octobre 1982, frappant la ville iranienne de Dezful et tuant au moins une vingtaine de civils. Toutefois, le Scud B n’obtient pas des résultats probants, sa précision de frappe oscillant entre 400 et 900 m. Les Irakiens sollicitent les Soviétiques pour avoir des engins plus performants, mais ils sont réticents.
Cherchant à perfectionner les Scud, les ingénieurs irakiens, conduits par le général Raad, mettent au point Al-Hussein, un engin emportant une charge de 500 kg à 644 km. Ainsi, lors de la « guerre des villes » de février à avril 1988, pas moins de 200 Al-Hussein auraient été tirés… En allongeant encore les réservoirs, en améliorant également la propulsion, il est envisagé Al-Abbas, un missile d’une portée de 800 km capable de menacer… le détroit d’Ormuz, la « porte d’entrée » du Golfe Persique par où transite la première route maritime des hydrocarbures.
La guerre avec l’Iran terminée, les autorités irakiennes poursuivent le développement des missiles balistiques (Al-Samoud à propulsion liquide, Ababil-100 à propulsion solide) pouvant éventuellement emporter des armes chimiques voire biologiques. Les Irakiens sont en quête d’armes risquant de remettre en cause la géopolitique de la région…
Dans le même temps, les autorités irakiennes donnent leur feu vert pour réaliser un lanceur de satellite dérivant des études balistiques. Initié par le ministère de l’Industrie et de l’Industrialisation militaire, l’objectif est de placer une charge utile de 300 kg à près de 500 km d’altitude. Selon le spécialiste et historien américain Dwayne Day, « l’Irak a commencé à développer son programme spatial local après l’échec d’une tentative de coopération avec un autre pays, anonyme (…). Une deuxième équipe, apparemment composée de deux experts étrangers originaires d’un pays anonyme, a également apporté son aide. Selon des responsables irakiens impliqués dans le programme et interrogés plus tard, le projet était toujours civil – même s’il s’agissait d’une définition plutôt vague ». Quoi qu’il en soit, les spécialistes irakiens ou à la solde de l’Irak ont réfléchi à différents concepts, manifestement à partir de la technologie Scud, en regroupant par paquet quatre à six fusées pour obtenir un premier étage, sur lequel sont ajoutés un ou deux étages avec des réservoirs allongés et en améliorant les moteurs. Vers la mi-1989, le projet se concrétise avec Al-Abid ou Al-Aabed (« l’Adorateur »), un lanceur à trois étages à propergol liquide, d’une hauteur de 25 m pour une masse totale de 48 tonnes. Le 5 décembre 1989, les Irakiens procèdent depuis Al-Anbar au premier lancement : la fusée, pour laquelle les deuxième et troisième étages sont des maquettes, semble avoir atteint 50 km d’altitude puis a explosé à cause de boulons explosifs entre le premier et le deuxième étage.
Parallèlement au développement d’Al-Abid, les Irakiens s’attachent à construire leur premier satellite, Al-Ta’ir (« oiseau » ou « aigle volant »). Celui-ci serait lancé par une fusée irakienne ou une fusée étrangère si la première n’était pas prête. D’une masse de 75 kg, le satellite aurait servi pour expérimenter les télécommunications et télémétries ; les Irakiens s’apprêtaient également à se doter d’une station de contrôle et de suivi. Toutefois, la dynamique spatiale irakienne est contrariée en 1990-91, à la suite de l’invasion du Koweït par l’armée irakienne entraînant une confrontation avec une coalition internationale menée par les Etats-Unis. Au cours du conflit, les Irakiens tirent plusieurs dizaines de missile Al-Hussein (principalement contre Israël et l’Arabie Saoudite). Vaincus, les Irakiens voient leurs études balistiques et spatiales entravées par les Etats-Unis convaincus qu’ils cherchent à mettre au point une bombe atomique associée à un missile balistique. Cela sera un des arguments utilisés par les Américains pour intervenir et détruire en 2003 le régime de Saddam Hussein.
Après 2003, l’Irak entre dans une longue période de troubles et de difficultés. Malgré ce contexte, il semble que les ingénieurs qui ont travaillé sur le projet Al-Ta’ir aient cherché à transmettre leur compétence à une nouvelle génération. La conquête spatiale, qui sous Saddam Hussein était un enjeu militaire et un objet de fierté nationale, est désormais perçue comme un moyen à l’Irak d’assurer son « indépendance politique, économique, culturelle et scientifique, pour éviter une dépendance vis-à-vis des pays développés », selon la propagande officielle. Toutefois, l’Etat-providence de l’ère Saddam Hussein n’existant plus, les initiatives sont plus difficiles, mais pas impossibles. Ainsi, au cours de la première moitié des années 2010, le ministère irakien des Sciences et de la Technologie soutient une initiative d’étudiants irakiens qui, avec l’aide de l’université La Sapienza de Rome où ils se trouvent alors en formation, réalisent Tigrisat, un petit satellite expérimental (de type Cubesat 3U). D’une masse de 3 kg, celui-ci est équipé d’une antenne VHF/UHF (pour télécommande et balise de télémétrie), une antenne en bande S, d’une caméra RVB (Rouge Verte Bleue pour une représentation précise des couleurs) avec un algorithme pour détecter la poussière. Les données acquises doivent ensuite être récupérées par deux stations au sol, l’une à Bagdad, l’autre à Rome.
Lancé par une fusée russe Dniepr le 19 juin 2014 depuis le centre russe d’Orenbourg, Tigrisat est déployé dans l’espace à partir de l’italien Unisat 6 et placé sur une orbite de 613 à 696 km d’altitude, avec une inclinaison de 97,8°. La mission est dédiée à l’observation du territoire irakien en général, des poussières de sable en particulier. Ces dernières contribuent à la désertification d’une partie du pays, un processus menaçant l’Irak depuis plusieurs décennies et dont les causes sont multiples : surexploitation agricole, mauvaise gestion des ressources (dont l’eau), changement climatique, etc. Si Tigrisat permet d’en savoir un peu plus sur le processus à l’œuvre, il n’est malheureusement pas suffisant, incitant les Irakiens à faire notamment appel à l’imagerie satellite Sentinel du programme européen Copernicus.
- Deux articles : « Irak : les programmes de missiles », Fouad El Khatib, in Politique étrangère n°69-1, 2004 ; « The Iraki Space Program, defiance and imperialism », Amir Taha, 8 février 2023, en ligne sur Irak Now
- Deux études de Dwayne A. Day : « Saddam’s space program », in The Space Review, 26 octobre 2009 ; « Iraki Bird : beyong Saddam’s space program », in The Space Review, 9 mai 2011
- Un ouvrage : Space Policy in Developing Countries : the Search for Security and Development on the Final Frontier, Robert Harding, Routledge 2012.
Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence
Il y a 10 ans, le 19 juin 2014, un lanceur russe plaçait sur orbite le petit satellite TigriSat, permettant à l’Irak de faire ses premiers pas dans l’espace. L’ancien dictateur Saddam Hussein en rêvait quelques décennies plus tôt…
Lors des premières années de la guerre Iran-Irak (1980-88), pour tenter de frapper des cibles iraniennes éloignées du front, les Irakiens, sous la férule de leur dictateur Saddam Hussein (au pouvoir de 1979 à 2003), utilisent des missiles sol-sol Scud B soviétique (dérivant du V2 allemand).
Engin monoétage d’une longueur d’un peu plus de 11 m, utilisant une propulsion à liquides et ayant une masse de 5,9 tonnes, le Scud B ou R17 (version améliorée du Scud A ou R11) a été conçu en Union soviétique à la fin des années 50. Largement exporté, ce missile balistique a été prévu pour être employé depuis des zones de combat avancées, avec une charge explosive de 985 kg pour une portée d’environ 300 km. Dans le conflit Iran-Irak, le Scud B fait son apparition le 27 octobre 1982, frappant la ville iranienne de Dezful et tuant au moins une vingtaine de civils. Toutefois, le Scud B n’obtient pas des résultats probants, sa précision de frappe oscillant entre 400 et 900 m. Les Irakiens sollicitent les Soviétiques pour avoir des engins plus performants, mais ils sont réticents.
Cherchant à perfectionner les Scud, les ingénieurs irakiens, conduits par le général Raad, mettent au point Al-Hussein, un engin emportant une charge de 500 kg à 644 km. Ainsi, lors de la « guerre des villes » de février à avril 1988, pas moins de 200 Al-Hussein auraient été tirés… En allongeant encore les réservoirs, en améliorant également la propulsion, il est envisagé Al-Abbas, un missile d’une portée de 800 km capable de menacer… le détroit d’Ormuz, la « porte d’entrée » du Golfe Persique par où transite la première route maritime des hydrocarbures.
La guerre avec l’Iran terminée, les autorités irakiennes poursuivent le développement des missiles balistiques (Al-Samoud à propulsion liquide, Ababil-100 à propulsion solide) pouvant éventuellement emporter des armes chimiques voire biologiques. Les Irakiens sont en quête d’armes risquant de remettre en cause la géopolitique de la région…
Dans le même temps, les autorités irakiennes donnent leur feu vert pour réaliser un lanceur de satellite dérivant des études balistiques. Initié par le ministère de l’Industrie et de l’Industrialisation militaire, l’objectif est de placer une charge utile de 300 kg à près de 500 km d’altitude. Selon le spécialiste et historien américain Dwayne Day, « l’Irak a commencé à développer son programme spatial local après l’échec d’une tentative de coopération avec un autre pays, anonyme (…). Une deuxième équipe, apparemment composée de deux experts étrangers originaires d’un pays anonyme, a également apporté son aide. Selon des responsables irakiens impliqués dans le programme et interrogés plus tard, le projet était toujours civil – même s’il s’agissait d’une définition plutôt vague ». Quoi qu’il en soit, les spécialistes irakiens ou à la solde de l’Irak ont réfléchi à différents concepts, manifestement à partir de la technologie Scud, en regroupant par paquet quatre à six fusées pour obtenir un premier étage, sur lequel sont ajoutés un ou deux étages avec des réservoirs allongés et en améliorant les moteurs. Vers la mi-1989, le projet se concrétise avec Al-Abid ou Al-Aabed (« l’Adorateur »), un lanceur à trois étages à propergol liquide, d’une hauteur de 25 m pour une masse totale de 48 tonnes. Le 5 décembre 1989, les Irakiens procèdent depuis Al-Anbar au premier lancement : la fusée, pour laquelle les deuxième et troisième étages sont des maquettes, semble avoir atteint 50 km d’altitude puis a explosé à cause de boulons explosifs entre le premier et le deuxième étage.
Parallèlement au développement d’Al-Abid, les Irakiens s’attachent à construire leur premier satellite, Al-Ta’ir (« oiseau » ou « aigle volant »). Celui-ci serait lancé par une fusée irakienne ou une fusée étrangère si la première n’était pas prête. D’une masse de 75 kg, le satellite aurait servi pour expérimenter les télécommunications et télémétries ; les Irakiens s’apprêtaient également à se doter d’une station de contrôle et de suivi. Toutefois, la dynamique spatiale irakienne est contrariée en 1990-91, à la suite de l’invasion du Koweït par l’armée irakienne entraînant une confrontation avec une coalition internationale menée par les Etats-Unis. Au cours du conflit, les Irakiens tirent plusieurs dizaines de missile Al-Hussein (principalement contre Israël et l’Arabie Saoudite). Vaincus, les Irakiens voient leurs études balistiques et spatiales entravées par les Etats-Unis convaincus qu’ils cherchent à mettre au point une bombe atomique associée à un missile balistique. Cela sera un des arguments utilisés par les Américains pour intervenir et détruire en 2003 le régime de Saddam Hussein.
Après 2003, l’Irak entre dans une longue période de troubles et de difficultés. Malgré ce contexte, il semble que les ingénieurs qui ont travaillé sur le projet Al-Ta’ir aient cherché à transmettre leur compétence à une nouvelle génération. La conquête spatiale, qui sous Saddam Hussein était un enjeu militaire et un objet de fierté nationale, est désormais perçue comme un moyen à l’Irak d’assurer son « indépendance politique, économique, culturelle et scientifique, pour éviter une dépendance vis-à-vis des pays développés », selon la propagande officielle. Toutefois, l’Etat-providence de l’ère Saddam Hussein n’existant plus, les initiatives sont plus difficiles, mais pas impossibles. Ainsi, au cours de la première moitié des années 2010, le ministère irakien des Sciences et de la Technologie soutient une initiative d’étudiants irakiens qui, avec l’aide de l’université La Sapienza de Rome où ils se trouvent alors en formation, réalisent Tigrisat, un petit satellite expérimental (de type Cubesat 3U). D’une masse de 3 kg, celui-ci est équipé d’une antenne VHF/UHF (pour télécommande et balise de télémétrie), une antenne en bande S, d’une caméra RVB (Rouge Verte Bleue pour une représentation précise des couleurs) avec un algorithme pour détecter la poussière. Les données acquises doivent ensuite être récupérées par deux stations au sol, l’une à Bagdad, l’autre à Rome.
Lancé par une fusée russe Dniepr le 19 juin 2014 depuis le centre russe d’Orenbourg, Tigrisat est déployé dans l’espace à partir de l’italien Unisat 6 et placé sur une orbite de 613 à 696 km d’altitude, avec une inclinaison de 97,8°. La mission est dédiée à l’observation du territoire irakien en général, des poussières de sable en particulier. Ces dernières contribuent à la désertification d’une partie du pays, un processus menaçant l’Irak depuis plusieurs décennies et dont les causes sont multiples : surexploitation agricole, mauvaise gestion des ressources (dont l’eau), changement climatique, etc. Si Tigrisat permet d’en savoir un peu plus sur le processus à l’œuvre, il n’est malheureusement pas suffisant, incitant les Irakiens à faire notamment appel à l’imagerie satellite Sentinel du programme européen Copernicus.
- Deux articles : « Irak : les programmes de missiles », Fouad El Khatib, in Politique étrangère n°69-1, 2004 ; « The Iraki Space Program, defiance and imperialism », Amir Taha, 8 février 2023, en ligne sur Irak Now
- Deux études de Dwayne A. Day : « Saddam’s space program », in The Space Review, 26 octobre 2009 ; « Iraki Bird : beyong Saddam’s space program », in The Space Review, 9 mai 2011
- Un ouvrage : Space Policy in Developing Countries : the Search for Security and Development on the Final Frontier, Robert Harding, Routledge 2012.
Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence
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