Les 10 et 12 mars 1959, depuis le champ de tir d’Hammaguir (Algérie), deux fusées-sondes Véronique obtenaient une spectaculaire découverte en réalisant une incursion dans l’espace. La France entrait de pleins pieds dans l’âge spatial.
Depuis le 7 janvier 1959, les scientifiques, ardemment soutenus par le gouvernement du général de Gaulle, disposaient du Comité des recherches spatiales (CRS) pour engager et coordonner les activités spatiales françaises naissantes (mais aussi pour s’informer des initiatives étrangères). Au niveau expérimental, se préparait la première campagne scientifique en direction de l’espace. Toutefois, en attendant que le CRS soit pleinement opérationnel, le Comité d’action scientifique de la Défense nationale (CASDN) assurait la conduite des opérations.
La préparation de la première campagne scientifique spatiale française.
Le 3 décembre 1958, le sous-comité Espace du CASDN (présidé par le général Guérin, le patron du CASDN) se réunit pour planifier l’organisation de la première campagne scientifique spatiale. Cette dernière vise à étudier la haute atmosphère à l’aide de fusées-sondes Véronique améliorées dites AGI. La dénomination AGI soulignait qu’à l’origine, après avoir vu ses performances améliorées, Véronique devait effectuer des missions dans le cadre de l’Année géophysique international (AGI) en 1957-58, période au cours de laquelle Soviétiques et Américains en ont profité pour lancer les premiers satellites artificiels. Les scientifiques français souhaitaient alors être de la partie, même s’ils ne disposaient que de modestes moyens. Seulement, des contretemps ont contraint à planifier les premiers lancements à partir de mars 1959.
Si les militaires se chargent des fusées-sondes, du champ de tir et de la logistique (à Hammaguir, Saharien algérien), les expériences scientifiques sont quant à elles principalement conçues par le service d’Aéronomie (SA) du CNRS. Ce dernier, créé le 16 décembre 1958, est organisé et dynamisé par un jeune sous-directeur âgé de 32 ans, Jacques Blamont, appelé à devenir en 1962 le directeur du SA et le premier directeur scientifique et technique du CNES. Le SA peut être considéré comme l’un des tout premiers laboratoires français qui se consacrait à la recherche spatiale. Les expériences allaient consister à créer un nuage artificiel de sodium pour en savoir plus sur les caractéristiques de la haute atmosphère (structure, composition, température…).
Le déroulement de la campagne.
Plusieurs semaines sont alors nécessaires pour préparer la campagne, le temps d’amener le matériel et les spécialistes sur le champ de tir d’Hammaguir, dépendant du Centre interarmées d’essais d’engins spéciaux de Colomb-Béchar qui est localisé à 120 km plus au nord. Pour la campagne, les scientifiques disposent de trois fusées-sondes Véronique AGI financées par le CASDN.
Le premier tir intervient le samedi 7 mars. A 19h00, la fusée-sonde Véronique AGI-18 se dresse sur son pas de tir, tandis que dans le bunker, à une bonne centaine de mètres, se trouvent les responsables de l’opération de tir (colonel Marchal), de la pointe de la fusée (Pierre Blassel, CNET) et du champ de tir (colonel Robert Aubinière – futur premier directeur général du CNES en 1962). Quant aux scientifiques responsables des instruments placés dans la pointe, ils sont à Colomb-Béchar pour observer le nuage artificiel que s’apprête à faire la fusée. Après un compte à rebours impeccable, l’engin décolle à 19h34 et prend rapidement de la vitesse. Cependant, en raison d’une défaillance technique du moteur, la fusée n’atteint que 35 km d’altitude, ce qui est insuffisant pour pouvoir faire une observation pertinente. C’est la déception.
Le lundi 9 mars, les ingénieurs et techniciens du champ de tir préparent Véronique AGI-17 pour un tir au crépuscule. Malheureusement, de mauvaises conditions météorologiques ne permettent pas l’opération : un vent de sable souffle assez violemment risquant de dévier la trajectoire de la fusée-sonde. De plus, le sable aurait empêché la bonne observation de l’expérience scientifique. Le lancement est reporté au lendemain. Les techniciens français s’initient aux aléas des campagnes de tir…
Le mardi 10 mars, à 19h38, Véronique AGI-17 décolle enfin… monte verticalement… puis créé un nuage d’or qui illumine le Sahara, formant une sorte de « clé de sol ». Emu à chaque fois qu’il repense à l’expérience de mars 1959, Jacques Blamont témoigne : « Tout le monde a vu le nuage de sodium. La France l’a vu ! L’Algérie l’a vu ! On l’a fait au crépuscule, lorsque le ciel était sombre. Après l’éjection du sodium, il s’est formé une sorte de grand nuage orange qui a pris des formes spectaculaires, car il se déplaçait rapidement entre 90 et 200 km d’altitude ».
Deux jours plus tard, la troisième fusée-sonde, Véronique AGI-16, décolle à 5h44. Effectuée entre 90 et 180 km, l’expérience réussit mais de manière moins spectaculaire, le contraste avec le fond du ciel décroissait avec le temps alors que le phénomène n’avait pas encore eu le temps de montrer sa magnificence.
Un bilan scientifique spectaculaire.
Les expériences effectuées par les deux Véronique ont mis en évidence la turbopause, la couche limite entre la basse atmosphère (à environ 100 km d’altitude) et la haute atmosphère : lorsque le nuage de sodium s’est formé, il a pris en-dessous de la turbopause un aspect granuleux, comme un cumulus, et au-dessus il était lisse. La limite entre les deux zones avait une dimension d’environ 100 m. On l’appelle turbopause ; l’atmosphère est alors mélangée en-dessous des 100 km tandis qu’au-delà, elle n’est plus mélangée, c’est-à-dire qu’il n’existe plus de mouvements verticaux ; le milieu devient hétérogène, stratifié en fonction du poids moléculaire. Le plus surprenant est que les Américains, qui avaient déjà réalisé des expériences similaires avec des fusées-sondes Aerobee, n’avaient pas découvert la turbopause. Aujourd’hui encore, Jacques Blamont en parle avec fierté : « Les Américains disposaient même de photographies spectaculaires sur les nuages de sodium réalisés quelque temps auparavant. On y voyait bien la turbopause, mais les scientifiques américains n’avaient pas compris ! ».
L’entrée de la France dans l’aventure spatiale ne passait pas inaperçue…
A suivre…
Références.
Un entretien entre Jacques Blamont et l’auteur, 25 mai 1996, CNES, Paris
Un ouvrage : L’école de l’espace, le service d’aéronomie 1958-2008, CNRS, Paris, 2008
Une vidéo sur la première campagne de lancement de fusée Véronique AGI de mars 1959.
Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence.
Les 10 et 12 mars 1959, depuis le champ de tir d’Hammaguir (Algérie), deux fusées-sondes Véronique obtenaient une spectaculaire découverte en réalisant une incursion dans l’espace. La France entrait de pleins pieds dans l’âge spatial.
Depuis le 7 janvier 1959, les scientifiques, ardemment soutenus par le gouvernement du général de Gaulle, disposaient du Comité des recherches spatiales (CRS) pour engager et coordonner les activités spatiales françaises naissantes (mais aussi pour s’informer des initiatives étrangères). Au niveau expérimental, se préparait la première campagne scientifique en direction de l’espace. Toutefois, en attendant que le CRS soit pleinement opérationnel, le Comité d’action scientifique de la Défense nationale (CASDN) assurait la conduite des opérations.
La préparation de la première campagne scientifique spatiale française.
Le 3 décembre 1958, le sous-comité Espace du CASDN (présidé par le général Guérin, le patron du CASDN) se réunit pour planifier l’organisation de la première campagne scientifique spatiale. Cette dernière vise à étudier la haute atmosphère à l’aide de fusées-sondes Véronique améliorées dites AGI. La dénomination AGI soulignait qu’à l’origine, après avoir vu ses performances améliorées, Véronique devait effectuer des missions dans le cadre de l’Année géophysique international (AGI) en 1957-58, période au cours de laquelle Soviétiques et Américains en ont profité pour lancer les premiers satellites artificiels. Les scientifiques français souhaitaient alors être de la partie, même s’ils ne disposaient que de modestes moyens. Seulement, des contretemps ont contraint à planifier les premiers lancements à partir de mars 1959.
Si les militaires se chargent des fusées-sondes, du champ de tir et de la logistique (à Hammaguir, Saharien algérien), les expériences scientifiques sont quant à elles principalement conçues par le service d’Aéronomie (SA) du CNRS. Ce dernier, créé le 16 décembre 1958, est organisé et dynamisé par un jeune sous-directeur âgé de 32 ans, Jacques Blamont, appelé à devenir en 1962 le directeur du SA et le premier directeur scientifique et technique du CNES. Le SA peut être considéré comme l’un des tout premiers laboratoires français qui se consacrait à la recherche spatiale. Les expériences allaient consister à créer un nuage artificiel de sodium pour en savoir plus sur les caractéristiques de la haute atmosphère (structure, composition, température…).
Le déroulement de la campagne.
Plusieurs semaines sont alors nécessaires pour préparer la campagne, le temps d’amener le matériel et les spécialistes sur le champ de tir d’Hammaguir, dépendant du Centre interarmées d’essais d’engins spéciaux de Colomb-Béchar qui est localisé à 120 km plus au nord. Pour la campagne, les scientifiques disposent de trois fusées-sondes Véronique AGI financées par le CASDN.
Le premier tir intervient le samedi 7 mars. A 19h00, la fusée-sonde Véronique AGI-18 se dresse sur son pas de tir, tandis que dans le bunker, à une bonne centaine de mètres, se trouvent les responsables de l’opération de tir (colonel Marchal), de la pointe de la fusée (Pierre Blassel, CNET) et du champ de tir (colonel Robert Aubinière – futur premier directeur général du CNES en 1962). Quant aux scientifiques responsables des instruments placés dans la pointe, ils sont à Colomb-Béchar pour observer le nuage artificiel que s’apprête à faire la fusée. Après un compte à rebours impeccable, l’engin décolle à 19h34 et prend rapidement de la vitesse. Cependant, en raison d’une défaillance technique du moteur, la fusée n’atteint que 35 km d’altitude, ce qui est insuffisant pour pouvoir faire une observation pertinente. C’est la déception.
Le lundi 9 mars, les ingénieurs et techniciens du champ de tir préparent Véronique AGI-17 pour un tir au crépuscule. Malheureusement, de mauvaises conditions météorologiques ne permettent pas l’opération : un vent de sable souffle assez violemment risquant de dévier la trajectoire de la fusée-sonde. De plus, le sable aurait empêché la bonne observation de l’expérience scientifique. Le lancement est reporté au lendemain. Les techniciens français s’initient aux aléas des campagnes de tir…
Le mardi 10 mars, à 19h38, Véronique AGI-17 décolle enfin… monte verticalement… puis créé un nuage d’or qui illumine le Sahara, formant une sorte de « clé de sol ». Emu à chaque fois qu’il repense à l’expérience de mars 1959, Jacques Blamont témoigne : « Tout le monde a vu le nuage de sodium. La France l’a vu ! L’Algérie l’a vu ! On l’a fait au crépuscule, lorsque le ciel était sombre. Après l’éjection du sodium, il s’est formé une sorte de grand nuage orange qui a pris des formes spectaculaires, car il se déplaçait rapidement entre 90 et 200 km d’altitude ».
Deux jours plus tard, la troisième fusée-sonde, Véronique AGI-16, décolle à 5h44. Effectuée entre 90 et 180 km, l’expérience réussit mais de manière moins spectaculaire, le contraste avec le fond du ciel décroissait avec le temps alors que le phénomène n’avait pas encore eu le temps de montrer sa magnificence.
Un bilan scientifique spectaculaire.
Les expériences effectuées par les deux Véronique ont mis en évidence la turbopause, la couche limite entre la basse atmosphère (à environ 100 km d’altitude) et la haute atmosphère : lorsque le nuage de sodium s’est formé, il a pris en-dessous de la turbopause un aspect granuleux, comme un cumulus, et au-dessus il était lisse. La limite entre les deux zones avait une dimension d’environ 100 m. On l’appelle turbopause ; l’atmosphère est alors mélangée en-dessous des 100 km tandis qu’au-delà, elle n’est plus mélangée, c’est-à-dire qu’il n’existe plus de mouvements verticaux ; le milieu devient hétérogène, stratifié en fonction du poids moléculaire. Le plus surprenant est que les Américains, qui avaient déjà réalisé des expériences similaires avec des fusées-sondes Aerobee, n’avaient pas découvert la turbopause. Aujourd’hui encore, Jacques Blamont en parle avec fierté : « Les Américains disposaient même de photographies spectaculaires sur les nuages de sodium réalisés quelque temps auparavant. On y voyait bien la turbopause, mais les scientifiques américains n’avaient pas compris ! ».
L’entrée de la France dans l’aventure spatiale ne passait pas inaperçue…
A suivre…
Références.
Un entretien entre Jacques Blamont et l’auteur, 25 mai 1996, CNES, Paris
Un ouvrage : L’école de l’espace, le service d’aéronomie 1958-2008, CNRS, Paris, 2008
Une vidéo sur la première campagne de lancement de fusée Véronique AGI de mars 1959.
Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence.
Commentaires